Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Beau comme il l’était, Diomède Mourzakine avait eu partout de faciles succès auprès des femmes de toute classe et de tout pays. Trop prudent pour produire sa fatuité au grand jour, il la nourrissait en lui secrète, énorme. Dès le premier coup d’œil, il couva sensuellement des yeux la belle marquise comme une proie qui lui était dévolue. Il comprit en une heure qu’elle n’aimait pas son mari, qu’elle n’était pas dévote, la dévotion de commande n’était pas encore à l’ordre du jour, qu’elle était très vivante, nullement prude, et qu’il lui plaisait irrésistiblement. Il ne fit donc pas grand frais le premier jour, s’imaginant qu’il lui suffisait de se montrer pour être heureux à bref délai.

Il ne savait pas du tout ce que c’est qu’une Française coquette et ce qu’il y a de résistance dans son abandon apparent. Horriblement fatigué, il fit des vœux sincères pour n’être pas troublé la première nuit, et ce fut avec surprise qu’il s’éveilla le lendemain sans qu’aucun mouvement furtif eût troublé le silence de son appartement. La première personne qui vint à son coup de sonnette fut le ponctuel Martin, qui, ne sachant quel titre lui donner, le traita d’excellence à tout hasard. — J’ai fait moi-même la commission, lui dit-il, j’ai pris un fiacre, je me suis rendu au faubourg Saint-Martin, j’ai trouvé l’estaminet.

— L’esta… Comment dites-vous ?

— Ces cafés de petites gens s’appellent des estaminets. On y fume et on joue au billard.

— C’est bien, merci. Après ?

— Je me suis informé de l’accident. Il n’y avait rien de grave. La petite personne n’a pas eu de mal ; on lui a fait boire un peu de liqueur, et elle a pu remonter chez elle, car elle demeure précisément dans la maison.

— Vous eussiez dû monter la voir. Cela m’eût fait plaisir.

— Je n’y ai pas manqué, excellence. Je suis monté… Ah ! bien haut, un affreux escalier. J’ai trouvé la… demoiselle, une petite grisette, occupée à repasser ses nippes. Je l’ai informée des bontés que le prince Mourzakine daigne avoir pour elle.

— Et qu’a-t-elle répondu ?

— Une chose très plaisante. Dites à ce prince que je le remercie, que je n’ai besoin de rien, mais que je voudrais le voir.

— J’irais volontiers, si je n’étais retenu…

Mourzakine allait dire aux arrêts ; mais il ne jugea pas utile d’initier Martin à cette circonstance, et d’ailleurs Martin ne lui en donna pas le temps. — Votre excellence, s’écria-t-il, ne peut pas aller dans ce taudis, et il ne serait peut-être pas prudent encore de parcourir ces bas quartiers. D’ailleurs votre excellence n’a pas à répondre à une aussi sotte demande. Moi, je n’ai pas répondu.