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même. Il en a toujours été ainsi. Pour échapper à la guerre civile, Rome se livre à Auguste sans réserve. De la même façon et pour les mêmes motifs la France s’abandonne à Napoléon Ier, puis à Napoléon III. Quand on songe que cette dernière abdication a eu lieu après la campagne de Moscou et de Leipzig, après les deux invasions et surtout après les deux équipées de Boulogne et de Strasbourg, on doit dire qu’il est impossible de prévoir entre les mains de quel sauveur se jettera une nation que la terreur des convulsions sociales effare. Ce qu’il nous faut donc examiner, c’est, généralisant la question soulevée par M. Passy, si les sociétés marchent vers le gouvernement libre ou vers le gouvernement despotique.

Il peut sembler étrange de poser une semblable question au XIXe siècle, si fier de ses découvertes scientifiques, de ses applications de la science à l’industrie, du progrès de ses lumières, de ses conquêtes dans le monde physique. Comment! l’homme, qui mesure et pèse les corps célestes, qui s’est asservi l’éclair pour transmettre sa pensée, qui en quelques bonds parcourt la surface du globe, qui dompte tous les élémens pour les faire travailler à la satisfaction de ses besoins, ce roi de la création, éclairé par les intuitions de son génie et appuyé sur l’expérience si laborieusement recueillie et si savamment interprétée des siècles, ne parviendra pas à trouver une forme de gouvernement qui respecte sa dignité, sa liberté, et il lui faudra toujours, comme la brute, se courber sous un maître et marcher sous sa verge! Étrange contraste en effet : là tant de puissance et de clarté, ici tant d’obscurité et de faiblesse. Il faut bien le dire cependant, ce n’est pas d’aujourd’hui seulement que des esprits clairvoyans ont cru que la société actuelle aboutirait au despotisme. L’écrivain qui, sans pénétrer au fond des problèmes religieux et économiques, a mieux analysé qu’aucun homme de son temps l’état politique des peuples modernes, Tocqueville, a cru voir s’élever au bout de la route où nous sommes engagés le spectre du despotisme démocratique. « On dirait, écrivait-il, que chaque pas que les nations modernes font vers l’égalité les rapproche du despotisme. Il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez tout autre. » Tocqueville ne s’arrête pas là; il va jusqu’à décrire les caractères du despotisme démocratique en des termes qu’on ne peut oublier, tant ils sont forts et justes. « Je vois, dit-il, une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Au-dessus d’eux s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leurs jouissances et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier et doux.