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Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit pas, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger. » Cette peinture, tracée il y a quarante ans, ne la voyions-nous pas naguère encore réalisée sous nos yeux, et ce régime, si l’on n’y prend garde, n’est-il pas celui qui nous attend dans l’avenir?

Ce qui nous empêche de nous alarmer de ce péril, c’est que nous sommes portés à croire que la liberté est inséparable de l’égalité, et que de la démocratie doit sortir ou la république ou tout au moins un gouvernement représentatif. Nous avons détruit les privilèges de la noblesse, l’indépendance des assemblées provinciales et des communes, les droits des corps de métiers et de toutes les corporations, en un mot nous avons jeté à terre tout ce qui pouvait faire obstacle à la volonté de la nation. C’est ainsi que nous espérions fonder la liberté. Ne se pourrait-il pas que nous n’ayons fait que niveler le terrain où s’élèvera le despotisme?

Dans toutes les sociétés antiques dont nous connaissons bien l’histoire, la marche des transformations politiques a été la même. On dirait presque l’effet d’une loi historique. La plèbe lutte contre l’aristocratie pour obtenir l’égalité des droits. Elle l’obtient enfin, renverse toutes les barrières et abolit tous les privilèges. La démocratie s’établit, mais bientôt les bases de l’ordre social sont attaquées, les guerres civiles éclatent. La situation devient intolérable; on veut y échapper à tout prix. Alors apparaît un maître qui rassure les riches, flatte les pauvres et les corrompt tous deux, car un pouvoir qui s’appuie sur les terreurs des uns et les convoitises des autres abaisse le sens moral et dégrade les caractères. « C’est un fait général, dit M. Fustel de Coulanges, et presque sans exception dans l’histoire de la Grèce et de l’Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont pour ennemi le parti aristocratique. » Aristote, qui, après avoir étudié toutes les constitutions et toutes les révolutions politiques de la Grèce, en a déterminé les caractères avec une pénétration sans égale, nous dit : « Le moyen d’arriver à la tyrannie, c’est de gagner la confiance de la foule. Le tyran commence toujours par être un démagogue. Ainsi firent Pisistrate à Athènes, Théagène à Mégare, Denys à Syracuse. » N’avons-nous pas vu ce programme suivi exactement de nos jours? Napoléon III avait écrit l’Abolition du paupérisme, et il s’est toujours proclamé l’empereur des paysans et l’ami des ouvriers. C’est par le suffrage des masses qu’il avait établi son pouvoir et l’avait fortifié jusqu’au der-