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LA REVANCHE DE JOSEPH NOIREL.

rismes, tout un code de bienséances morales et sociales. Quand je dis qu’elle connaissait le monde, dans sa pensée le monde était essentiellement le Mecklembourg. À l’entendre, rien ne pouvait se comparer à la cour de Schwerin, la plus somptueuse de toutes les cours d’Allemagne. Les grandeurs dont elle avait approché l’avaient éblouie à ce point qu’il n’y avait pour elle de pays respectables que ceux qui possèdent un ordre équestre, et se laissent administrer à forfait par un prince qui a des heiduques et des coureurs. Elle connaissait à fond l’almanach de Gotha, savait sur le bout du doigt toutes les généalogies, ne tarissait pas en anecdotes plus ou moins apocryphes sur la grande —duchesse régnante et sur la grande-duchesse mère. Elle avait eu l’heur d’assister à un bal de la cour. Ce bal était le grand événement de sa vie ; elle l’avait conté cent fois, elle était toujours prête à recommencer. M. Mirion secouait les oreilles ; mais Mme Mirion écoutait ce miraculeux récit avec un plaisir toujours nouveau. Fière de posséder sous son toit une personne qui avait vu des princes en chair et en os, il lui semblait que, grâce à la tante Amaranthe, elle était quelque peu apparentée au grand-duc de Mecklembourg.

Bien différente était M"^ Grillet, cousine germaine de M. Mirion, petite femme fluette, qui semblait n’avoir qu’un souffle de vie et ne laissait pas de vivre. Un peu contrefaite, la taille déjetée, une épaule plus grosse que l’autre, bien qu’elle ne payât pas de mine, elle avait eu jadis l’imagination romanesque ; mais son roman avait mal tourné:elle s’était follement éprise d’un mauvais plaisant qui s’était amusé à la mystifier, et l’innocente créature avait été longtemps à s’apercevoir qu’il se moquait d’elle. Il lui était resté de cette mésaventure une disposition méfiante, une extrême timidité ; il lui semblait que le monde était plein de chausses-trapes, et qu’il y faut regarder à trois fois avant de mettre un pied devant l’autre. Chat échaudé craint l’eau froide; elle redoutait par-dessus tout le ridicule, les perfidies et les jugemens des hommes. Elle se demandait en toute occurrence : Qu’en dira-t-on ? et de peur qu’on en dît quelque chose, elle cachait sa vie, mettait la sourdine à ses pensées. Mme Mirion lui reprochait d’avoir des idées trop étroites et lui en voulait un peu d’avoir pris le parti de son mari dans l’importante question des tritons. Consultée par son cousin, M"" Grillet avait déclaré, en traînant ses mots suivant sa coutume, que des tritons tout nus sont un ornement peu convenable dans une maison honnête, que sûrement le voisinage en gloserait. Toutefois Mme Mirion ne pouvait lui contester le mérite de se rendre utile dans la maison. Si elle n’avait jamais vu le Mecklembourg, si elle n’avait jamais contemplé face à face la grande-duchesse mère, elle s’en-