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ment de débarquer fut venu, il n’y avait plus qu’à s’étourdir, et on s’étourdit en effet. Les avisos reçurent les troupes qu’avaient transportées les vaisseaux ; les embarcations les prirent à leur tour et les jetèrent, au nombre de 3,000 hommes environ par voyage, sur la plage de la baie de Kamish[1].

Je n’oublierai jamais l’aspect riant de cette petite anse. On marchait à travers les sauges et les lavandes, dont le soleil de mai avait éveillé les parfums ; l’air était imprégné de senteurs aromatiques. Quel contraste avec cette atmosphère nauséabonde de Kamiesh, où l’on vivait au milieu des carcasses flottantes des bestiaux morts, où la brise de terre n’apportait du plateau d’Inkermann que l’exhalaison des cadavres ! De la plage de Kamish au sommet de la colline, le terrain s’élevait en pente douce. Une villa toute blanche, fraîche et proprette comme ces constructions auxquelles l’ouvrier vient de mettre la dernière main, couronnait la hauteur. Avec son air de jeunesse et ses bosquets naissans, elle était, à elle seule, toute la gaîté du paysage ; mais la guerre allait passer par là, et la pire de toutes les guerres, celle que font des armées coalisées. La charmante villa ne fut pas détruite, elle fut saccagée. Quand nous y pénétrâmes, nous n’y trouvâmes plus que des meubles brisés, des malles dont le contenu avait été répandu sur les parquets. Un blessé, vêtu de la longue capote grise des soldats russes, était accroupi dans un coin ; il avait été frappé à la poitrine d’un coup de baïonnette. Je le lis transporter à l’ambulance ; la pâleur de la mort était déjà sur son front. Le médecin voulut sonder la plaie. Le blessé écarta doucement la main qui allait lui infliger une souffrance inutile. Son regard, à la fois résigné et suppliant, se fit aisément comprendre. Il ne demandait à ses ennemis que la faveur de mourir en paix. Des monceaux de cadavres, des amas de blessés gémissant ou râlant sur le champ de bataille, peuvent laisser jusqu’à un certain point l’âme insensible. La pitié ne sait où se prendre au milieu de ces débris sans nom, et l’individualité humaine disparaît en quelque sorte dans cette fourmilière écrasée. Ce ne sont plus des hommes qu’on a sous les yeux ; c’est bien de la chair à canon. Rien ne vient réveiller dans ce spectacle horrible le sentiment de notre importance et de notre immortalité. Sous ce rapport, l’aspect des champs de bataille est malsain. Il en est autrement, si nous découvrons à l’improviste, sous quelque buisson, dans un pli de terrain, un cadavre raidi par la convulsion dernière. L’idée de la souffrance, de la lutte suprême, du deuil des amis et des païens, vous saisit à

  1. Il ne faut pas confondre la baie de Kamish, située à l’entrée du détroit de Kertch, avec le port de Kamiesh, que nous occupions à l’extrémité de la presqu’île Chersonèse.