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du marin ; quand nous avons bu pendant quelques années les eaux du Léthé, le sentiment des nécessités maritimes devient chez nous moins vif ; d’autres sujets occupent notre esprit, remplissent nos entretiens : nous cédons peu à peu à l’assoupissement moral qui nous envahit. La flotte abandonnée dérive au gré des flots, et nous courons le risque de la retrouver au milieu des écueils. Puisque le ministre ne peut vivre à Toulon ou à Brest, il faut du moins qu’il y vienne souvent ; ce qui retrempera son ardeur excitera du même coup celle des autres. Qu’on le voie partout et qu’il apparaisse à l’improviste, sans pompe, sans fracas, dans nos arsenaux qu’il vivifiera de sa présence, sur les bâtimens nouveaux qu’on éprouve, au milieu des officiers et des équipages qu’on instruit. Les inspections qu’il passera ne seront jamais trop fréquentes ; les travaux en seront mieux conduits, et les avancemens en deviendront plus judicieux. Il est peu de questions qui ne dussent être étudiées sur les lieux, soit par le ministre en personne, soit par les membres du conseil d’amirauté, soit par ceux du conseil des travaux. Combien d’avis négatifs et de fins de non-recevoir nous seraient ainsi épargnés ! Quant aux affaires, on ne peut les traiter plus mal que par le télégraphe. Avec son obscurité d’oracle, ce fil mystérieux est le plus détestable instrument que l’administration ait jamais eu entre ses mains. Il a substitué la précipitation au travail, un dialogue fiévreux à des ordres et à des explications réfléchis. On ne peut tout voir, on ne peut tout faire par soi-même ; le plus sage est alors de donner notre confiance tout entière à ceux qui voient et qui agissent. Pour un ministre, pour un commandant en chef comme pour un souverain, gouverner, c’est toujours choisir.

Je ne me suis occupé jusqu’ici que de conservation. Il faut bien comprendre cependant que, si nous faisions une halte trop brusque, nous serions de tristes conservateurs, car nous nous trouverions bientôt en arrière. La stagnation est aujourd’hui la pire des imprudences. Tout est en progrès : les navires, les machines, l’artillerie, tout jusqu’à la poudre. Les polygones d’expériences, les grandes usines appartenant à l’état ou subventionnées par ses commandes, sont aussi des institutions nécessaires. On pourra cependant s’épargner bien des frais, si l’on sait profiter des études auxquelles se livrent de leur côté les autres nations maritimes. C’est folie de vouloir tout tirer de son propre fonds, de demander à des recherches purement spéculatives ce qui n’est plus ailleurs qu’un secret d’atelier. La marine russe nous donne à ce sujet un excellent exemple. Il ne se passe rien d’intéressant dans le monde naval qu’elle n’en ait aussitôt connaissance ; ses officiers sont partout et se montrent en général de très judicieux observateurs. Le combat de Lissa était à peine livré qu’un de ses amiraux accourait à Ancône pour exa-