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miner les navires, pour interroger les officiers qui y avaient pris part. Nous voyageons trop peu ; nous ne connaissons ni les ports, ni les arsenaux étrangers ; les nôtres sont constamment visités par d’intelligens touristes. Il devrait exister un fonds spécial pour ces missions doublement fructueuses. Je le répète, ce qu’a fait notre marine depuis cinquante ans n’est rien, si on le compare à ce qu’il lui faudrait faire dans le cas d’une guerre maritime. J’ai bien souvent ébauché dans mon esprit la constitution d’une armée de mer qui pût, à un moment donné, réunir ses tronçons épars et présenter, sur deux ou trois points choisis à l’avance, des masses formidables ; je me suis demandé comment on pourrait faire converger vers cette pensée nos institutions, notre budget, le partage de nos forces. J’ai repris ainsi sur une plus vaste échelle le plan de 1805, convaincu que la flotte la plus prompte à se concentrer devra conserver pendant plusieurs mois l’avantage des premiers jours, car elle assurera le retour de ses marins dispersés et interceptera ceux de l’ennemi au passage ; mais il est impossible de comprendre de semblables opérations, si la flotte de guerre n’est suivie d’un train d’équipage qui l’alimente et l’approvisionne. Nous avons fait des transports pour les troupes et pour les chevaux ; ceux-là, nous pourrions, sans grands inconvéniens, les laisser dépérir ; ce qu’il nous faut, ce sont des transports pour les vivres et surtout pour le charbon. Il y a là un type tout nouveau et fort difficile à créer. Des transports mixtes de petite vitesse seraient presque inutiles ; les transports dont nous avons besoin doivent être aussi rapides que les escadres aux opérations desquelles on les prétend associer.

Voilà, si je ne me trompe, un programme assez vaste ; ajournons-en la réalisation, mais ne le perdons pas pour cela de vue. Un jour viendra où une génération plus heureuse le trouvera peut-être trop modeste. L’éclipse que nous subissons sera plus ou moins longue ; la France est destinée à sortir de cette ombre, et nos enfans auront peine à comprendre nos découragemens. Au milieu des amertumes dont nos cœurs débordent, c’est sur l’avenir que je veux fixer les yeux. Cet avenir, nous ne le verrons pas ; mais vous, pour qui le ciel dans ses mystérieux desseins le prépare, prenez garde qu’il ne vous surprenne. N’imitez pas les vierges folles de l’Evangile, dont les lampes n’avaient plus d’huile quand l’époux arriva. Veillez, car qui sait le moment où l’on viendra vous dire : « L’heure est proche ? » Veillez, et conservez soigneusement nos grandes institutions. La marine de demain n’aura rien à envier à la marine d’aujourd’hui.


JURIEN DE LA GRAVIERE.