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DON JUAN DE KOLOMEA


Le réalisme commence à faire école dans l’Orient slave, où il apparaît sous un aspect nouveau, drapé dans cette résignation pessimiste, dans cette aveugle soumission aux commandemens de la nature qui fait le fond de la philosophie morale de ces peuples pasteurs. Le représentant le plus curieux et le plus remarquable de cette école est un Petit-Russien de Galicie, M. Sacher-Masoch. Il écrit en allemand, et il sait sa langue : son style est choisi, coloré, plein de relief, bien qu’il abuse parfois du décousu cherché, où les idées se pressent, se talonnent et ne trouvent pas le temps de se dégager, de se formuler nettement. C’est ce qui rend plus d’une fois le dialogue obscur chez lui. M. Sacher-Masoch annonce la prétention de sortir absolument des limbes de l’abstraction où se complaît le roman germanique, il veut se jeter en pleine et franche réalité, dans la poésie des sens ; c’est ce que nous apprend son ami Kürnberger, qui s’est chargé de l’introduire auprès du public allemand. Cependant il est au fond doctrinaire ; il procède en droite ligne de Schopenhauer, et ne s’en cache même pas. Il est vrai qu’il le revendique : selon lui, Schopenhauer est le philosophe slave par excellence, comme pour d’autres c’est le représentant moderne du bouddhisme ; aucun philosophe n’a si bien érigé le pessimisme en principe de morale et fondé la métaphysique sur le sentiment de la nature. M. Sacher-Masoch est donc guidé par des intentions philosophiques, il soutient toujours une thèse ; néanmoins ses personnages vivent d’une vie propre et même exubérante, trop exubérante parfois pour le goût occidental. La critique allemande l’a maltraité : « la nature est comme ivre chez lui, » a dit un de ses censeurs, et le reproche n’est pas tout à fait sans fondement.

Sous ce titre : le Legs de Caïn, M. Sacher-Masoch a commencé une série de nouvelles qui veulent être des chapitres d’une histoire naturelle de l’homme, traitée à un point de vue empirique et réa-