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liste. Un prologue nous initie aux projets de l’auteur. Il a rencontré à la chasse un vieillard de cette étrange secte des errans, qui font vœu de « fuir toujours la vie, » qui voient la main de Satan dans toutes les affaires humaines, et répudient comme des sacrilèges les institutions sur lesquelles repose aujourd’hui la société. Ce saint homme lui révèle dans un long discours l’énigme terrible de l’existence. Nous sommes les héritiers de Caïn, qui nous a légué ces six choses : l’amour, la propriété, l’état, la guerre, le travail, la mort. La vie est misère, elle est un mal ; nous sommes les dupes de la nature, qui nous fait agir à notre insu, pour ses besoins, avec indifférence, nous broyant sous les roues de son char. On voit que notre errant sait son Schopenhauer sur le bout des doigts.

C’est l’amour qui fait le sujet du premier cycle de six nouvelles publié par le romancier petit-russien. Son thème est simple et net : l’amour, c’est la guerre des sexes. Aimer, c’est être enclume ou marteau. Le récit intitulé Don Juan de Kolomea, la perle de la série, prend texte du conflit qui est au fond du mariage monogame ; mais le thème est traité avec une originalité bizarre qui le rajeunit. Néanmoins, en l’offrant aux lecteurs de la Revue comme un échantillon de ce talent primesautier, nous avons dû abréger et atténuer quelques crudités. La Vénus à la pelisse nage déjà en pleine sensualité ; c’est l’histoire d’un gentilhomme petit-russien qui se vend par contrat comme esclave à la femme qu’il adore, et qui voit son marché pris au pied de la lettre : dès qu’il veut s’émanciper, il reçoit le knout jusqu’au sang, et il n’en est que plus amoureux. Dans Marcella ou le conte bleu du bonheur, la dernière nouvelle du cycle, M. Sacher-Masoch tombe dans la dissertation philosophique et morale.

La scène de ses récits est d’ordinaire en Galicie, elle est même plus étroite : ses héros vivent dans le cercle qui a pour chef-lieu Kolomea, ville d’environ 10,000 âmes, bâtie sur l’emplacement d’une ancienne colonie romaine, d’où lui vient probablement son nom. On sait que la partie orientale de la Galicie est peuplée par 3 millions de Petits-Russiens, qui appartiennent à l’église grecque unie. À côté de la commune (gromada), qui se gouverne elle-même, on y trouve une autre institution démocratique, la garde rurale, formée par les paysans armés, qui fut en 1846 officiellement reconnue par le gouvernement autrichien et investie de prérogatives analogues à celles de la gendarmerie. La haine invétérée des Petits-Russiens pour les Polonais a toujours permis en temps de révolution de confier à la garde rurale la surveillance des campagnes. Il en fut ainsi en 1863, époque où se passe l’histoire qui va suivre.