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la fait onduler comme la mer, et, comme dans la mer, le ciel s’y baigne ; elle entoure l’homme, silencieuse comme l’infini, froide comme la nature. Il voudrait l’interroger ; sa chanson s’élève comme un appel douloureux, elle expire sans trouver de réponse. Il s’y sent étranger… Il regarde les fourmis, qui en longues caravanes, chargées de leurs œufs, vont et viennent sur le sable chaud : voilà son monde à lui. Se presser dans un petit espace, peiner sans trêve, — pour rien. Le sentiment de son abandon l’envahit, il lui semble qu’il oublierait à tout moment qu’il existe. Alors, dans la femme, la nature s’humanise pour lui : « Tu es mon enfant. Tu me crains comme la mort ; mais me voici ton semblable. Embrasse-moi ! je t’aime, viens, coopère à l’énigme de la vie, qui te trouble. Viens, je t’aime ! »

Il se tut pendant quelque temps, puis il reprit : — Moi et Nicolaïa, comme nous fûmes heureux ! Quand les parens arrivaient ou les voisins, il fallait la voir donner ses ordres et faire marcher son monde ! Les domestiques plongeaient comme les canards sur l’eau aussitôt qu’elle les regardait. Un jour, mon petit cosaque laisse tomber une pile d’assiettes qu’il portait correctement sous le menton ; ma femme de sauter sur le fouet ; lui, — si la maîtresse doit le fouetter, il cassera volontiers une douzaine par jour ! — Compris ? et ils rient tous les deux.

On voyait maintenant les voisins. Auparavant ils ne venaient que les jours de grande fête, par exemple à Pâques, pour la table bénite[1] ; on eût dit qu’ils voulaient rattraper le temps perdu. Ils venaient tous, vous dis-je. Il y avait d’abord un ancien lieutenant, Mack : il savait par cœur tout Schiller ; pour le reste, un brave homme. Il est vrai qu’il avait un défaut : il buvait, — pas tellement, vous savez, qu’il aurait glissé sous la table ; mais il se plantait au milieu du salon, le petit rougeaud, et vous récitait d’une haleine la ballade du Dragon. Terrible, hein ?

Puis venait le baron Schebicki ; le connaissez-vous ? Le papa s’appelait Schebig, Salomon Schebig, — un Juif, un colporteur, qui achetait et vendait, obtenait des fournitures ; puis un beau jour il achète une terre, et s’appelle Schebigstein. Il y en a, dit-il, qui s’appellent Lichtenstein ; pourquoi ne m’appellerais-je pas Schebigstein ? Le fils est devenu baron et s’appelle Raphaël Schebicki. Il ne fait que rire. Dites-lui : Monsieur, faites-moi l’honneur de dîner chez moi ; il rira, et dites-lui : Monsieur, voici la porte ! paschol ! il rira de même. Il ne boit que de l’eau, va tous les jours aux bains de vapeur, porte une grosse chaîne sur un gilet de velours

  1. En Galicie, les jours de Pâques, dans chaque maison, une table ouverte est dressée pour les parens et les amis ; elle est chargée de mets nationaux et autres qu’on a fait préalablement bénir à l’église.