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rouge, et ne manque jamais de se signer avant le potage et après le dessert.

Puis un noble, Dombovski, un Polonais haut de six pieds, — des yeux rouges, une moustache mélancolique et des poches vides ; quête toujours pour les émigrans. Lorsqu’il voit quelqu’un pour la deuxième fois, il le serre sur son cœur et l’embrasse tendrement. S’il a bu un verre de trop, il pleure comme un veau, chante la Pologne n’est point perdue encore, s’empare de votre bras pour vous confier toute la conjuration, et, s’il est gai tout à fait, il porte un toast : Vivat ! aimons-nous ! — et boit dans les vieux souliers des dames.

Ensuite le révérend M. Maziek, un type de curé de village, qui avait une consolation pour tout ce qui vous arrivait : naissance, mort, mariage. Il vantait surtout ceux qui s’endormaient dans la paix du Seigneur ; l’église, disait-il, les a distingués par un tarif plus élevé. Il avait son mot pour appuyer son discours : purgatoire ! comme d’autres disent parbleu ou ma parole.

Puis encore le savant Thaddée Kuternoga, qui depuis onze ans se prépare à passer sa thèse de docteur ; enfin un propriétaire, Léon Bodoschkan, un véritable ami, celui-là, et d’autres gentilshommes bons vivans. Tous gais ! gais comme un essaim d’abeilles ; mais devant elle ils se contenaient. Les femmes aussi venaient la voir, de bonnes amies qui ne font que jaser, sourire, jurer leurs grands dieux, et puis… enfin on sait ce que c’est. Nous vivions ainsi avec nos voisins, et moi, j’étais fier de ma femme lorsqu’ils buvaient dans ses souliers et faisaient des vers en son honneur ; mais elle avait une manière de regarder les gens : « vous perdez votre peine ! » — Au reste nous préférions être seuls.

Ces grandes propriétés, voyez-vous, on y a ses soucis et on a ses joies. Elle voulut se mêler de tout. Nous allons gouverner nous-mêmes, me dit-elle, pas nos ministres ! Les ministres, c’était d’abord le mandataire Kradulinski, un vieux Polonais, drôle d’homme ! Il n’avait pas un cheveu sur la tête et jamais un compte en règle, — puis le forestier Kreidel, un Allemand, comme vous voyez ; un petit homme avec des yeux percés à la vrille et de grandes oreilles transparentes et un grand lévrier également transparent. Ma femme surveillait l’attelage ; je crois qu’au besoin elle n’eût pas craint d’user du fouet. Et nos paysans, il fallait les voir quand nous allions aux champs ! — « Loué soit Jésus-Christ ! — En toute éternité, amen ! » d’un ton si joyeux ! Le jour de la fête des moissonneurs, notre cour était pleine ; ma femme se tenait debout sur l’escalier, ils venaient déposer la couronne d’épis à ses pieds. C’étaient des jubilations ! On lui présentait un verre de brandevin : — À votre santé ! — et elle le vidait. — Ils baisaient le bas de sa robe, monsieur…