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gage vulgaire on nomme la folie. Nous n’en mesurerons que mieux les progrès que notre époque a réalisés dans le domaine de la charité et de la science expérimentale.


I.

Lorsque l’on étudie l’histoire de l’aliénation mentale, on reste surpris de voir que les prescriptions de douceur, adoptées universellement aujourd’hui, ont été formulées très nettement par les maîtres de la science médicale aux premiers temps de l’ère chrétienne. Arétée de Cappadoce recommande de n’user, pour maintenir les maniaques furieux, que de liens très flexibles et très souples, car « les moyens de répression employés brutalement, loin de calmer la surexcitation, ne font que l’exaspérer. » Galion le premier déclare que le trouble des facultés de l’entendement provient d’une lésion des organes de la pensée, qui sont situés dans le cerveau. Les formes de folie qui doivent plus tard envoyer tant de malheureux à la mort sont connues, et un Marcellus de Séide décrit en assez méchans vers les souffrances des malades qui, poussés par leur délire, courent la nuit dans les bois, s’assoient sur les tombeaux et hurlent comme des chiens en regardant la lune; pour le poète, ce sont des hommes atteints de lycanthropie; pour le moyen âge, ce sont des loups-garous, et le bûcher les attend. Il ne faut point croire pourtant que dans ces temps reculés la thérapeutique était irréprochable et conforme au sage esprit d’observation dont plus d’un médecin faisait preuve. Alexandre de Tralles recommande sérieusement de porter un morceau de peau arrachée au front d’un âne ou un clou enlevé à un vaisseau naufragé, et de boire du vin auquel on aura mêlé la cendre d’un manteau de gladiateur blessé. À cette époque (560), les potions deviennent des philtres, les remèdes sont des charmes; la magie, qui bientôt envahira tout, pénètre la science qu’elle va remplacer; elle s’établira si victorieusement, aidée par l’amour naturel de l’homme pour le merveilleux, que du temps de Montaigne elle durera encore[1].

Paul d’Égine, cent ans plus tard, semble échapper aux ténèbres envahissantes et se guider encore par la lueur du raisonnement. Parlant des frénétiques, il reprend les idées d’Arétée et demande

  1. « Le choix mesme de la pluspart de leurs drogues est aulcunement mystérieux et divin : le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant, le foye d’une taulpe, du sang tiré soubs l’aile droite d’un pigeon blanc; et pour nous aultres choliqueux (tant ils abusent desdaigneusement de notre misère) des crottes de rat pulvérisées et telles autres singeries qui ont plus le visage d’un enchantement magicien que de science solide. » Montaigne, Essais, livre II, chap. 37.