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que les liens rendus nécessaires par la violence désordonnée de leurs mouvemens instinctifs soient disposés de manière à ne jamais leur causer la moindre irritation. Il attache à cela une grande importance, il insiste, il se répète. « On doit toujours employer avec eux la douceur et jamais la force; autant que possible, il faut dissimuler, masquer la saveur désagréable des médicamens qu’on leur fait avaler. » C’est la dernière trace d’intelligence, d’observation, d’esprit pratique que l’on rencontre; on dirait que les médecins vont partager la folie des maniaques. Non-seulement l’aliéné ne sera pas un malade, il ne sera même plus un homme, ce sera une sorte d’animal farouche et redouté, moitié bête et moitié démon ; dans l’horreur qu’il inspire, on le dira possédé de Satan et on le jettera au feu. Lorsque le progrès des mœurs aura fait comprendre l’inanité de ces rêveries cruelles, on se contentera de l’enchaîner comme un fauve dangereux, et il faudra que l’humanité attende onze siècles avant que Philippe Pinel, — le grand Pinel, — vienne affirmer avec audace contre tous, par une expérience publique, la sagesse des principes posés par Paul d’Égine et par Arétée de Cappadoce.

Le moyen âge fut une époque d’effondrement : tout disparaît dans le gouffre sans fond de la scolastique et de la démonologie; la médecine n’est plus qu’une série de pratiques superstitieuses; telle plante est bienfaisante, si elle est cueillie à la lune nouvelle, et sera mortelle, si elle est cueillie à son déclin. C’est le règne de la sorcière; la vieille Hécate, dont le culte dans certaines contrées durera jusqu’aux premiers jours de la renaissance, gouvernera le monde. La science, l’art, la littérature, ont sombré dans ce grand naufrage; il n’y a plus que guerres, batailles, pestes et famines; on doute d’un Dieu que l’on invoque en vain, et l’on se donne à Satan. La croyance au diable était générale; le monde était un enfer. Or la science dit et l’expérience prouve que les idées ambiantes sont saisies par les aliénés avec une rapidité extraordinaire et un ensemble en quelque sorte épidémique. Nous l’avons vu de nos jours : selon que la France est gouvernée par un roi, un empereur, un président, les malades atteints de la monomanie des grandeurs affirment qu’ils sont le président, l’empereur ou le roi; lors de la loterie du lingot d’or, nos asiles étaient pleins de pauvres gens qui croyaient l’avoir gagné; à l’heure qu’il est, de fort honnêtes femmes fatiguent les médecins de la Salpêtrière, de Sainte-Anne, de Vaucluse, de Ville-Évrard, en leur jurant qu’elles sont des pétroleuses, et des hommes d’un patriotisme irréprochable racontent en pleurant qu’ils ont guidé les Prussiens sur les hauteurs de Sedan. Il n’y a donc rien que de naturel dans cette possession diabolique