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à Rome[1] alors qu’un froid vif succédant brusquement, à une chaleur accablante on se sent affaibli, énervé, brisé de langueur. Le bon Tibulle fut navré. De sa tristesse, il ne dit rien, mais il n’a garde d’oublier toutes les cérémonies religieuses qu’il célébra auprès du lit de la dolente créature. Tandis que quelque sorcière de l’Esquilin murmure des paroles magiques, il promène trois fois le soufre purificateur autour de la malade. Vêtu de lin et la tunique flottante, il fait neuf vœux à Hécate dans le silence de la nuit. Que ne fit-il pas dans sa ferveur mystique de poète et d’amant[2] ! Enfin Délia guérit, et pendant quelques jours au moins Tibulle put croire qu’il allait voir revenir les jours heureux dont le souvenir avait charmé et torturé son cœur depuis douze mois, douze siècles pour lui ! Il revoyait Délia telle qu’elle lui était apparue pour la première fois, semblable à Thétis portée sur les vagues par un dauphin, ses blonds cheveux lissés comme ceux des nymphes océanides, entrelacés d’algues marines, de corail et de violettes[3]. Comme à un vrai poète antique, il suffit à Tibulle d’un seul trait pour nous montrer la beauté du visage de Délia, ses bras souples et nerveux et sa blonde chevelure ; mais c’est moins un portrait qu’une légère vision aussi vite évanouie qu’évoquée. Délia n’est rien moins qu’une créature unique de son espèce, une sorte de déesse descendue des hauteurs de l’olympe, à laquelle aucune mortelle ne saurait être comparée sans impiété.

Ses pareilles n’étaient point rares sous les portiques, rendez-vous habituel du monde élégant, au théâtre, dans le cirque, au temple d’Isis, partout où l’on allait pour voir et être vu. On ne rencontrait qu’elles à la promenade, précédées et suivies par des esclaves noirs, ou, si elles redoutaient le pavé de basalte des rues, en chaises à porteurs et en litières. Vêtues d’écarlate, de violet et de toutes les sortes de pourpre, on les apercevait de loin. Le goût des belles et riches affranchies n’était pas toujours très pur et rappelait leur origine asiatique. Beaucoup ne savaient pas assortir et marier les couleurs ; les tons rouges ou jaunes du vêtement de dessus tranchaient parfois avec une crudité excessive sur les teintes bleues ou blanches de celui de dessous. Que dire de celles qui, comme des reines d’Orient, portaient de lourdes étoffes de brocart d’or constellées de pierreries[4]? La plupart au contraire préféraient de beaucoup ces fins tissus de soie, d’un vert tendre comme celui de la vague marine, apprêtés dans l’île de Ces, si légers et si transpa-

  1. p. Menière, Études médicales sur les poêles latins, p. 243. — Ovid., I. amat., II, où cette maladie est décrite; mêmes circonstances, mêmes incantations magiques, etc.
  2. Tibul., I, V, 9-17.
  3. Ibid., 45-46.
  4. Ovid., A. amat., III.