Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/127

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

génie grec imagina un monde plus parfait que les choses terrestres : ce monde, chanté par les poètes, ouvrit à ces peuples le chemin de l’avenir, ces rêves étaient le principe du progrès ; la pensée albanaise s’arrêta toujours aux bégaiemens de la cantilène enfantine, elle ne vit rien au-dessus de la réalité. Un peuple qui ne s’attache pas à quelque idée générale n’a d’autre mobile d’action que l’instinct. Ainsi ce ne fut pas la division infinie de la contrée qui réduisit ces tribus à l’impuissance, — la Grèce n’était pas moins partagée en vallées étroites et montueuses ; ce ne fut pas non plus le petit nombre des habitans : ni l’Attique ni le Péloponèse ne comptaient une grande population. On aurait tort également de se rejeter sur les difficultés que créèrent une suite de circonstances défavorables. Dans une vie qui compte tant de siècles, comment croire qu’il n’y eut pas de jours propices ? Il faut admettre, ce que nous comprenons encore bien mal, qu’entre les races il y a des différences de noblesse, que les dieux ont été prodigues pour les unes, avares pour les autres.

Si on regarde l’histoire des Albanais, on voit qu’ils ont reçu de grandes qualités, qu’ils ont d’heureuses aptitudes. Ils sont braves : sous le nom d’Arnautes, ils ont combattu dans toute l’Europe du moyen âge ; ils étaient à Fornoue ; on les trouve au XVIe siècle en Angleterre, en France, en Allemagne, dans les armées d’Henry VIII, de Maximilien, de François Ier. M. Sathas vient de publier l’histoire de l’un d’eux, Mercure Boua, écrite en vers grecs par Coronaios de Zante ; les armées de ce temps n’avaient pas de meilleurs soldats que ces Suisses de l’Orient. Ils ont lutté contre Amurat et Mahomet II, non sans succès. S’ils se battent d’ordinaire comme les héros homériques, réduisant la stratégie à la ruse, à l’impétuosité qui s’élance sans ordre contre l’ennemi, ils savent accepter la discipline et suivre d’autres règles de combat : on l’a vu en Égypte au temps de Méhémet-Ali, on le voit aujourd’hui dans les armées de la Porte. Quand ils ont eu occasion de prendre la mer, ils ont prouvé qu’ils étaient excellens marins. Le port de Dulcigno a eu des flottes importantes, jusqu’à 500 vaisseaux au XVIIe siècle : ses bâtimens de commerce naviguent encore aujourd’hui dans toute la Méditerranée ; ils ont fourni longtemps au Grand-Seigneur l’élite de ses forces navales. On sait du reste ce qu’ont fait dans la guerre de l’indépendance les Albanais d’Hydra et de Spezia. Des héros que nos poètes ont chantés comme les descendans de Thémistocle et de Léonidas étaient fils des obscurs Schkipétars. La politique, la finesse, l’art de gouverner les hommes, l’esprit d’administration n’ont manqué ni au pacha Ali de Tépélen, ni à Mahmoud de Scodra, qui tint la