Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/771

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui, par l’originalité même de sa situation. D’abord il était vieux et cassé, il pouvait à peine se tenir en selle ; un jour de combat, il tombait sous son cheval faute de pouvoir le conduire. Dans sa chemise rouge et dans son manteau gris, il ressemblait à une apparition plus qu’à un général. Par les idées dont il se faisait le porte-drapeau, même en France, il froissait une partie de la population. Au moment où, nous Français, nous en étions à disputer les fragmens ensanglantés de notre patrie, il faisait des proclamations où il parlait de tout, de « l’Helvétie et de Guillaume Tell, de Grant et des États-Unis, de l’île de Cuba, des riches énervés par le sybaritisme, » et du « prêtre imposteur. » Enfin la première de toutes les difficultés avait été de lui créer une position. Le mettre sous les ordres d’un général français, on ne le pouvait pas, — un homme qui avait commandé « sur terre et sur mer » dans les deux mondes ! disait un de ses fidèles. Lui donner un commandement qui mettrait sous ses ordres nos officiers et nos soldats, on ne le voulait pas. On sentait que ce serait s’exposer à froisser l’armée, et que bien peu d’officiers voudraient passer sous la direction d’un étranger. M. Gambetta lui-même, dit-on, ne se cachait pas pour déclarer que jamais il ne mettrait une armée française, des généraux français sous les ordres de Garibaldi. On imaginait alors une combinaison assez bizarre, on faisait de Garibaldi un « commandant en chef des corps francs de la zone des Vosges ; » mais on se trompait encore. Les corps francs eux-mêmes ne voulaient pas servir sous le vieux condottiere. Tout le monde refusait ; M. Keller refusait, le capitaine Bourras refusait. Une « légion bretonne » commandée par M. Domalain saisissait la première occasion pour s’éloigner. Un bataillon de mobiles des Alpes-Maritimes manifestait lui-même sa répugnance à marcher avec les garibaldiens. C’était une situation étrange, équivoque, mal définie, et nécessairement l’armée que Garibaldi avait à organiser était l’image de cette situation, elle se ressentait de toutes ces ambiguïtés aussi bien que du caractère du principal personnage.

Ce n’était ni une armée régulière, ni un corps de partisans, ni une armée française, ni une légion étrangère. C’était le plus singulier assemblage de forces incohérentes. On comptait quelques bataillons de mobiles sacrifiés et peu satisfaits de leur rôle, de 2,000 à 3,000 volontaires italiens, — le vrai noyau garibaldien, — des Espagnols, des Égyptiens, des Grecs, des bataillons marseillais de « l’égalité, » une « guérilla d’Orient, » des éclaireurs, des francs-tireurs de tous les pays et de toutes les dénominations, depuis les « francs-tireurs de la mort » ou de la « revanche » jusqu’aux « enfans perdus de Paris. » Au total, cette masse confuse devait se com-