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telle ou telle classe populaire, mais tout le monde, c’est-à-dire le pays.

A la fausse histoire qui fait commencer dès l’origine la triste querelle de la bourgeoisie et du peuple, M. Michelet oppose avec raison l’union des classes dans les premiers temps. Jamais, suivant lui, la bourgeoisie ne fut moins égoïste, jamais elle ne sépara moins ses intérêts de ceux des ouvriers et des paysans. N’opposez pas la fraternité à la liberté. C’est la liberté qui peut rendre possible la fraternité. Rien de plus libre que le sentiment fraternel. C’est justement lorsque la révolution a proclamé les droits de l’homme « que l’âme de la France, loin de se resserrer, embrasse le monde entier. » La grande époque, l’époque humaine de notre révolution, a eu pour auteur tout le monde ; l’époque des violens n’a eu pour acteur qu’un très petit nombre d’hommes. Alors la nation entière, sans distinction de partis, presque sans distinction de classes, marcha sous le drapeau fraternel.

Le jacobinisme a été une secte étroite se substituant à la nation. « Les jacobins avaient quelque chose du prêtre. Ils formaient en quelque sorte un clergé révolutionnaire. » Pour M. Louis Blanc, les girondins représentent la bourgeoisie, les montagnards le peuple. Rien de plus faux selon M. Michelet, qui nous paraît être ici dans le vrai historique. Les jacobins n’étaient pas moins des bourgeois que les girondins ; « pas un ne sortait du peuple. » La stérilité des girondins tient non pas à leur qualité de bourgeois, mais à leur fatuité d’avocats. Les deux sectes avaient cela de commun de se croire l’une et l’autre bien au-dessus du peuple : « les deux partis récurrent leur impulsion des lettrés. » C’est une erreur historique grave de transporter nos questions sociales d’aujourd’hui à l’époque de la révolution : elles n’occupèrent jamais que le second plan. On veut voir du socialisme dans toutes les émeutes populaires. C’est insulter au peuple et le rabaisser. « Partout où ils rencontrent du pillage, du brigandage, c’est le peuple, voilà le peuple ! » Selon M. Michelet, la question ouvrière n’existait pas alors, et même « la classe ouvrière n’était pas née. » La France nouvelle, celle du paysan et de l’ouvrier, s’est formée en deux fois : « le paysan est né de l’élan de la révolution et de la guerre et de la vente des biens nationaux. L’ouvrier est né de 1815 et de l’élan industriel de la paix. » Écartez l’hyperbole, et nul doute que ces lignes ne soient l’expression de la vérité.

Si M. Michelet combat avec autant d’esprit que de sens historique la doctrine du jacobinisme socialiste, lui-même est à son tour sous l’empire de certaines passions et de certains préjugés qui altèrent singulièrement la justesse de son coup d’œil. Il a deux ennemis,