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comprennent et les enseignent les moralistes, ce sont les lois immuables qui régissent le monde. Il faut être bien ignorant pour nier que le succès porte en lui-même un élément de droit et une forte présomption de justice.

21 octobre.

Ma lettre a été interrompue par un obus qui est venu éclater sous ma table de travail, sans me faire même une égratignure ; ta douce pensée m’a protégé. Il nous a fallu déménager promptement, et nous venons de nous installer avec le major Hummel et trois camarades dans un nouveau logis, où nous serons mieux abrités contre les fureurs du Mont-Valérien. C’est une jolie maisonnette, tapie dans un coin de bois touffu et aussi recueillie qu’une chapelle. Elle est habitée par une vieille dame veuve et ses deux petits-enfans. La mère des enfans est morte récemment, le père s’est engagé et se bat, je crois, dans l’armée de la Loire.

Notre arrivée a causé une grande consternation dans la maison, où l’on se flattait sans doute d’échapper aux réquisitions, grâce à l’ombre discrète du bois ; mais on apprendra vite que rien n’échappe à notre vigilance. Nous avons commencé par abattre autour de la maison tous les bosquets, de crainte des surprises, et aussi les grands arbres pour faire des barricades. La vieille dame pleurait en voyant tomber les beaux ormes et les chênes, et le petit garçon, qui doit avoir dix ans au plus, s’est précipité sur nous en voyant pleurer sa grand’mère. Il n’a pas été très difficile, comme tu le penses, de désarmer ce champion, dont la fureur nous divertissait fort. La petite fille, une blondine de sept à huit ans, est d’une rare beauté ; elle est restée assise toute la journée sur une chaise, tenant dans ses bras une belle poupée blonde comme celle que désire Lischen. Chaque fois que l’un de nous approchait, elle frissonnait ; je m’amusais de ses terreurs. — Si vous vouliez m’embrasser, lui ai-je dit, je ne prendrais pas votre poupée. — Elle a levé vers moi un regard timide. C’était une chose curieuse de voir le combat qui se livrait dans son âme entre sa tendresse pour sa fille et sa haine pour le Prussien. Ses petites mains tremblantes caressaient fiévreusement la perruque blonde de sa poupée, ses joues pâlissaient et rougissaient tour à tour. À la fin pourtant elle s’est décidée et a tendu vers moi sa joue d’un air résolu. Au moment où je me baissais pour l’embrasser, je ne sais comment cela s’est fait, ses deux mains se sont trouvées à la fois sur ma figure, et j’ai reçu le meilleur et le plus inattendu des soufflets, après quoi elle s’est sauvée en sanglotant. La haine avait été plus forte que l’amour. Il est vrai qu’elle emportait sa poupée ; mais le sergent Jacob la lui a arrachée et en a cassé la tête