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nos pêcheurs, c’est une croyance universellement répandue que certains poissons « prennent la couleur du fond » sur lequel ils vivent. Les pêcheurs n’ont pas raison tout à fait, mais ils n’ont pas tort non plus ; seulement il faut donner ici aux mots la signification précise qu’ils ont dans le langage technique du coloriste. Les couleurs sont les impressions mêmes que nous donne le spectre ou qui résultent des mélanges de ces impressions. Elles sont affaiblies ou renforcées : on dit que deux couleurs ou deux tons sont de même valeur quand l’un ne paraît dans sa nuance ni plus clair, ni plus foncé que l’autre. Une robe bleue et un ruban rose peuvent avoir la même valeur, et les femmes, qui ne savent point formuler tout cela, en remontreraient au physicien le plus consommé pour la sûreté du coup d’œil à juger ces choses. Les couleurs pures peuvent donc avoir des valeurs diverses ; celle du bleuet est plus grande que celles de la rose et du lilas, à peu près égales. Il suffit d’ajouter à un ton pur une certaine quantité de noir pour en augmentes’ aussitôt la valeur : on dit alors, dans le langage des Gobefins, que le bleu, le rose ou le violet sont rabattus d’autant. C’est précisément ce qui se passe chez le caméléon, où la belle couleur vert d’eau de l’animal est plus ou moins rabattue par le pigment noir qui augmente, en s’étalant à une place ou à l’autre, la valeur du ton de la peau. De même, parmi les poissons, le turbot ne changera que dans la gamme de couleurs dont il dispose. Outre le noir, il a aussi un pigment orangé qui pourra dans certaines limites modifier la nuance même de la peau par son mélange en proportion variable avec la couleur jaunâtre de celle-ci. Ces changemens de nuance seront d’ailleurs fort peu étendus, tandis que par l’abondance du pigment noir on aura des écarts considérables dans la valeur de ces nuances, du gris clair au brun presque noir.

C’est encore grâce aux viviers de Concarneau que nous connaissons bien les mœurs du turbot, et qu’on a pu s’assurer qu’il a aussi, a un degré remarquable, la faculté de changer de couleur par un mécanisme analogue à celui du caméléon. De pâle, il devient foncé et réciproquement en un temps très court, si on le fait vivre par exemple dans une vasque dont une moitié est sablée, tandis que l’autre est couverte d’herbes marines. Y a-t-il plusieurs turbots dans ces conditions, ou les voit, chaque fois qu’ils changent de place d’un fond à l’autre, faire tache d’abord : ceux qui viennent du sable sur le goémon sont plus clairs ; ils sont plus foncés, s’ils quittent le fond brun pour le sable. Au bout de quelques instans, le contraste a disparu, et de part et d’autre les animaux ont pris exactement la valeur du fond où ils sont posés : sur le goëmon, on les distingue à peine, et sur le sable encore moins.