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transformations que lui impose le caprice des circonstances ou des hommes, invariable sur le fond même de sa pensée et toujours maître de son dessein. Tel nous l’a montré l’examen attentif de ses dépêches, tel assurément on le retrouverait, après 1718, si l’on voulait étudier en lui, non plus seulement l’ambassadeur, mais le ministre, le conducteur de l’état, et suivre dans les pièces officielles le rayonnement de son action vigilante au dedans comme au dehors. Il suffit de jeter les yeux sur quelques pages manuscrites de lui que possède la Bibliothèque nationale pour y reconnaître aussitôt les qualités qui nous ont frappé dans le diplomate : le bon sens alerte, l’abondance et la sûreté des vues, la passion de l’ordre et du travail appliqués au gouvernement de l’intérieur.

Ses contemporains n’ont pas tous, comme on le croit, fermé les yeux à son mérite ; ils ne lui ont pas tous prodigué, avec la violence de Saint-Simon, l’insulte et le mépris. A côté de la coalition des chroniqueurs ennemis dont on aperçoit vite les mobiles très différens, il y a des témoins équitables qui savent discerner le bien du mal dans ce multiple personnage et lui rendre justice. Les bourgeois de Paris, qui étaient alors bons juges en politique parce qu’ils n’aspiraient ni à gouverner ni à dominer l’état, se montrent sensibles aux bienfaits de son administration ferme et sage, et, s’ils s’égaient aux dépens de l’archevêque et du cardinal, ils applaudissent le ministre ! « Le cardinal Dubois a fait de grandes choses pour son maître, dit Marais, il a fait les traités et établi la paix avec l’étranger. Il n’aimait point les fripons ni les flatteurs. » Barbier confirme cet éloge. « Ce cardinal est d’une politique étonnante. Il ne boit ni ne joue ; il ne fait que travailler. S’il venait à mourir, ce serait une perte, car c’est un homme de beaucoup d’esprit et qui paraît se présenter de bonne grâce pour punir les coquins de tous états. » A la mort du cardinal, Barbier reproduit cette opinion et ajoute : « Il n’était pas aimé, et le petit peuple a insulté ses funérailles. On savait son impiété, c’est ce qui lui attire ces malédictions ; mais il n’a jamais fait grand mal, et il a fait du bien par ses négociations pour éviter la guerre. » Tout est là, dans ce peu de mots écrits par un contemporain judicieux et impartial : le fond indélébile de mauvaise renommée, l’impression des scandales de sa vie privée ou publique, le sentiment vrai des talens du négociateur et du ministre. Aujourd’hui les plus solides conclusions de l’histoire ne diffèrent pas essentiellement de cette brève et simple appréciation. Il n’est donc pas impossible à un homme d’état d’être jugé selon ses mérites, et cela de son vivant : le difficile pour lui, c’est de bien connaître ce sentiment juste et sincère, et d’y chercher une lumière et une force.


CHARLES AUBERTIN.