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sentence de mort reste seule à exécuter. Un hangar recouvert en planches a été dressé à la hâte dans une des cours du château ; des tentures blanches en forment la clôture. Dans cette enceinte ont pris place les deux envoyés du chiogoun. Un tapis de drap blanc bordé de rouge est à quelques pas devant eux. Dans un coin du hangar, derrière un paravent, ont été cachés quelques ustensiles : un petit poignard déposé sur un escabeau, un grand baquet en laque et un seau plein d’eau, destinés à recueillir et à laver les restes de la victime. Egna paraît bientôt, uniquement recouvert d’une longue robe de soie blanche, vêtement que les nobles, dès l’âge viril, ont tous dans leur garde-robe, et qu’ils devront revêtir le jour où le suicide leur sera imposé par une sentence ou par le code d’honneur japonais. Il vient s’asseoir au centre du tapis et se prosterne pour écouter une dernière fois la lecture de sa condamnation. Deux de ses officiers, vêtus de blanc comme lui, ses témoins, sont assis plus en arrière ; à côté de lui, debout, un autre se place, seul armé de son sabre ; ce serviteur, choisi parmi les plus fidèles, a la triste fonction d’achever son maître et de lui épargner une lente agonie en lui coupant la tête. La lecture terminée, le tabouret et son poignard sont déposés devant Egna ; il dénoue sa ceinture et l’enroule lentement autour de la lame du poignard, laissant à découvert quelques pouces du tranchant à partir de la pointe, puis, prenant résolument l’arme de la main droite, il se fait d’un seul mouvement une profonde incision d’une hanche à l’autre dans les entrailles. Le calme de ses traits pâles ne s’est pas démenti ; au moment où il s’affaisse en avant, la lame du sabre brille, et la tête du condamné roule aux pieds des juges.

Les serviteurs témoins de cette dernière expiation de leur maître n’ont plus qu’à disparaître à leur tour, après avoir confié son cadavre aux prêtres d’une bonzerie voisine qui lui donneront la sépulture. Une vingtaine environ, et parmi eux le karo Hori et son jeune fils, franchissent les derniers l’enceinte du château, sur les murs duquel flotte déjà le pavillon du chiogoun. Hori, se retournant sur le seuil de la porte, contemple une dernière fois l’écusson de son seigneur, et reporte les yeux sur un poignard qu’il tient à la main, présent qu’il reçut de lui dans les jours prospères en témoignage de son zèle. Ces hommes échangent un regard qui les confirme dans la résolution qu’ils ont déjà arrêtée avant de s’éloigner de ces lieux maudits ; sans maître et ne relevant désormais que d’eux-mêmes, ils viennent de s’engager par serment à venger sa mort : dans l’âme d’un vrai samouraï, il n’est guère d’autre alternative. Ils se séparent après s’être assigné un lieu de rendez-vous, à un mois de là, dans les faubourgs de la capitale.