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M. Hansen s’incline profondément et sort. Alors l’empereur s’approche de Piétri avec vivacité : — Croyez-vous qu’il soit bien informé ?

— Je le connais pour un bon observateur, je sais qu’il a été reçu par M. de Bismarck, et qu’il est en relation avec différens personnages politiques ; il s’entend très bien à sonder l’opinion, mais je crois pourtant qu’il exagère la puissance de la Prusse.

— Je crains, moi, qu’il n’ait raison, répond tout bas l’empereur, et nous nous trouvons devant un grand problème historique. Peut-on secourir l’Autriche sans offenser l’Italie, qui est déjà trop forte pour qu’on la dédaigne ? Peut-on laisser faire la Prusse ? Peut-on voir se constituer l’Allemagne sans mettre en péril le prestige de la France, même nos frontières, l’Alsace et la Lorraine, ces anciens pays allemands ?

Piétri se met à sourire : — Votre majesté daigne plaisanter.

— Piétri, réplique l’empereur, vous ne connaissez pas les Allemands ; moi je les connais et je les comprends, car j’ai vécu parmi eux. Ce peuple allemand est un lion qui ignore sa force. Un enfant peut le conduire par une chaîne de fleurs, mais il est capable de mettre en pièces notre frêle monde européen, s’il apprend à connaître sa nature, s’il lèche du sang, et il léchera du sang dans ce combat. Le proverbe : l’appétit. vient en mangeant, pourra bien être justifié. Peut-être le lion allemand dévorera-t-il aussi un jour son dompteur prussien ; mais ce dernier nous sera d’abord un voisin dangereux.

— Que votre majesté me permette de lui dire, hasarde M. Piétri, que l’élément de la vie du lion allemand est le sommeil. S’il s’éveille jamais et qu’il ait des envies aussi terribles, il trouvera sur nos frontières la grande armée, et les aigles impériales sauront indiquer sa place à ce lion impertinent.

L’empereur répond d’un ton triste : — Je ne suis pas mon oncle !

A croire M. Samarow, l’empereur pressent déjà que l’incendie qui s’allume pourra bien menacer l’existence de la France et la sienne ; cependant, lorsque M. Drouyn de Lhuys vient le conjurer d’intervenir, il se retranche dans l’immuable volonté de gagner du temps avant tout. Un rapport de Vienne prouve que l’Autriche a été assez aveugle pour provoquer les hostilités par une quasi-sommation hautaine qui s’ajoute à l’injure de la convocation des états dans les duchés sans que la Prusse ait été consultée ; un rapport de M. Benedetti affirme que M. de Bismarck est résolu à tout. M. Drouyn de Lhuys met ces pièces sous les yeux de Napoléon III, il est d’avis que la guerre doit être empêchée à tout prix pour le repos de la France et celui de l’Europe entière. L’empereur répond toujours imperturbable : — Croyez-vous donc que je sois assez fort