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irrésistible. Des législations comme celle qu’a élaborée la Prusse provoqueront des mesures semblables dans les pays où domine le catholicisme ultramontain, et cela d’autant plus facilement qu’il n’aura qu’à suivre ses propres inspirations, qu’à obéir à ses propres principes. S’imagine-t-on où les luttes religieuses poursuivies de la sorte peuvent nous conduire ? Elles aboutiraient fatalement aux guerres de religion. On sait que ce sont les plus abominables de toutes les guerres, car, lorsque l’homme s’imagine servir Dieu en se livrant à ses passions, il se croit tout permis et porte dans ses haines l’infini qu’il attribue à la religion.

Sans aller jusqu’à cette extrémité, qui n’est point une chimère après des sanglans spectacles auxquels nous avons assisté au lendemain de ce qui nous semblait le jubilé de la civilisation pacifique, la législation prussienne, si elle fait école, apportera le trouble le plus fatal dans la crise intellectuelle et morale de notre temps. On sait combien cette crise est profonde : tous les problèmes sont agités, toutes les questions se posent à la fois dans l’ordre religieux. On peut être assuré que, dès que la politique nous rendra un peu de répit, l’agitation des esprits sera plus vive que jamais. On ne peut dans un temps aussi tourmenté arriver aux solutions normales et équitables, qu’en respectant jusqu’au scrupule la liberté des consciences et des cultes, sous la réserve du droit commun sévèrement et impartialement appliqué. L’exemple du XVIe siècle nous apprend ce qu’il advient des époques de crise religieuse quand elles ne pratiquent pas la liberté de conscience : elles enfantent des guerres de trente ans. Il ne s’agit plus de conclure une paix de Westphalie, qui n’est qu’un partage de domination religieuse par la démarcation des territoires, il ne s’agit pas même d’un édit de Nantes qui donne des places fortes au culte de la minorité ; le XIXe siècle ne peut oublier qu’après tout il est le fils de la révolution française, qu’il a reçu d’elle cette grande et féconde notion de l’état laïque, de l’état déclaré incompétent dans les choses de la conscience. Fréquemment démenti dans les faits contemporains, ce grand principe du droit nouveau n’en est pas moins inscrit au plus profond de l’âme moderne, les faits actuels démontreront avec éclat que les vieux régimes des religions d’état ou même des concordats sont insuffisans à protéger ce droit sacré, et que la paix ne sera assurée que par l’entière indépendance des deux pouvoirs, comme en Amérique. Là on peut avoir des séminaires et des vicaires apostoliques tant qu’on veut, sans qu’on crie sur les toits que l’état est perdu ; là les divergences religieuses peuvent se multiplier sans que la société soit troublée ; là on sait que la pleine liberté est la grande pacificatrice et la seule garantie de l’ordre.