Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 105.djvu/475

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’autre ne porte le signe de la conquête ; aucun d’eux n’est le privilége d’une race ou d’une classe d’hommes. Ils n’étaient pas propres à telle ou telle catégorie de terres, ils s’appliquaient au sol tout entier. À vrai dire, toute terre était alleu, car elle était la propriété de quelqu’un ; toute terre aussi pouvait être bénéfice, puisque le propriétaire avait toujours le droit d’en céder la jouissance.

Ni l’alleu ni le bénéfice ne sont spécialement germains ; dire qu’ils soient uniquement et exclusivement romains serait une autre erreur. On les pourrait trouver chez beaucoup de peuples, sous tous les climats, dans les races les plus diverses et à tous les âges de l’histoire ; ils appartiennent à toute l’humanité. De ce que nous avons vu qu’avant le moyen âge ils existaient déjà l’un et l’autre dans la société romaine, nous ne sommes pas en droit de conclure que la féodalité soit plutôt d’origine romaine que d’origine germanique ; nous devons seulement constater que l’alleu et le bénéfice n’ont pas surgi brusquement, qu’ils ne viennent pas de la conquête et de la violence, qu’ils n’ont pas apparu dans l’humanité comme des faits accidentels et bizarres, comme des monstruosités en dehors de la nature. Ils ont eu, ainsi que toutes les institutions humaines, leur longue et régulière histoire ; on la peut suivre depuis l’empire romain jusqu’en 1789. Le cours des siècles a amené dans l’un et l’autre quelques modifications qui ne sont pas sans importance ; mais il n’a pas changé leurs caractères essentiels. Ils ont continué à se distinguer par leur nature et par leurs effets, — par leur nature, en ce que l’un était une propriété et l’autre une jouissance, — par leurs effets, en ce que l’un établissait un lien légal entre l’homme et le sol, tandis que l’autre établissait un lien personnel entre un homme et un autre homme. Chacun d’eux a exercé une action propre sur la société ; les institutions politiques qui dérivaient de l’un étaient l’opposé de celles que l’autre engendrait : aussi est-il arrivé naturellement que, le jour où la possession bénéficiaire a pris le dessus sur la propriété, la société a changé d’institutions et a revêtu une forme nouvelle.


Fustel de Coulanges.