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sang déjà répandu, allaient d’une barque à l’autre massacrer tous les malheureux que les boulets n’avaient pu atteindre. Les eaux de la rade s’empourpraient à vue d’œil ; « dans l’espace d’une encablure, » le commandant de l’Isis compta le long de son bord « trente cadavres de femmes et d’enfans. »

Le fort seul de San-Nicolo tenait encore. Ce chétif ouvrage ripostait avec une étonnante vigueur au feu des frégates qui le canonnaient, à celui des assaillans qui tentaient de l’escalader ; 400 Grecs, protégés par une misérable enceinte, résistaient à plus de 6,000 Turcs. Le commandant de Villeneuve ne put supporter ce spectacle. Le 4 juillet, à neuf heures du matin, il se rendait auprès du capitan-pacha. « Je viens vous offrir, lui dit-il, ma médiation. » Autorisé par Khosrew, un officier de l’Isis, M. le lieutenant de vaisseau De Flotte, alla porter à terre des propositions de trêve ; le propre trésorier du capitan-pacha lui servait d’interprète. L’exaspération des troupes ottomanes était telle qu’il fut impossible de leur faire accepter l’idée d’un arrangement. Ces troupes avaient déjà fait des pertes considérables ; elles gagnaient peu à peu du terrain. À six heures du soir, elles se trouvaient à portée de voix du fort. Les assiégés et les assiégeans se provoquaient mutuellement par mille injures. À six heures et demie, une immense clameur se fait entendre. Les Turcs de tous côtés ont entouré et gravi la colline ; les retranchemens extérieurs sont envahis. Du pont de l’Isis, on distingue, on peut suivre les moindres incidens de la mêlée. Nos officiers, leur lunette à la main, ne perdent pas de vue le drapeau grec. Aussi longtemps que ce saint haillon flottera sur la batterie, il n’y aura pas lieu de désespérer. Un soldat turc s’élance : avant qu’il ait touché la hampe au haut de laquelle ondoie l’étoffe à peine soulevée par le souffle mourant de la brise, une effroyable explosion a ébranlé et déchiré l’air : le fort, les héros qui l’ont défendu, l’ennemi qui vient de l’envahir, tout a volé en éclats. Les Ipsariotes ont tenu leur parole, aucun d’eux n’a trahi la cause de la Grèce.

Dès que l’obscurité de la nuit peut couvrir ses mouvemens, l’Isis se rapproche du précipice que domine le fort écroulé. Un morne silence répond seul à ses recherches. Il n’y a pas là de victimes à sauver ; la rage des Turcs n’a oublié personne. Le lendemain matin, les embarcations de l’Isis vont visiter les falaises de la côte septentrionale. Nos marins fouillent avec un religieux scrupule les grottes, les ravins, les moindres cavités des rochers. Cette fois, grâce à Dieu, leurs soins ne sont pas perdus. Des femmes, des enfans, des soldats grièvement blessés, ont trouvé un refuge dans ce coin de l’île éloigné du lieu de l’action et négligé en conséquence par les Turcs. À une heure de l’après-midi, le pavillon du roi de France