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argentés, sur le ciel froid et brumeux, rougi par le soleil couchant, sur la plage et sur les rochers couverts d’algues et de goémons laissés à nu par la marée basse. Les flaques d’eau emprisonnées dans ces rochers s’illuminent d’un rouge ardent. Le disque solaire apparaît à droite, à travers une masse de brouillards sombres, comme un fer rouge enveloppé de fumée. A gauche, un ciel rosé, d’une teinte fine, mais opaque et trop visiblement plaquée sur la toile avec le couteau à palette, pend sur l’horizon, qu’il obstrue un peu. Au premier plan, sur le sommet de la falaise, une famille de pêcheurs rentre par groupes épars le long d’un sentier inégal conduisant à une maisonnette entourée de quelques broussailles. L’ensemble a de la puissance, et aurait même de la grandeur, si l’on ne sentait que M. Daubigny est maintenant un artiste blasé qui joue avec la nature et n’y voit plus qu’un thème à variations pittoresques, comme ces musiciens exécutans qui, à force de jouer les morceaux des grands maîtres, cessent de les interpréter avec respect. Certes M. Daubigny connaît la nature et il la comprend à merveille, mais il s’amuse à la faire grimacer, sous prétexte de la rajeunir.

Ce défaut est encore plus choquant dans le tableau intitulé la Neige. Là pour employer un néologisme que les puristes sont obligés de concéder au vocabulaire de l’art, le chic s’étale avec une véritable impudeur. Sur une vaste plaine de neige, figurée à grands coups de plat de sabre, par plans anguleux et heurtés, des noyers décharnés dressent des touffes de bâtons biscornus qui semblent peintes avec un balai de branches de bouleau, et se découpent sur un ciel fouetté de petits nuages d’un rouge sanglant. Des volées de corbeaux noirs jetés au hasard comme. des taches d’encre sur la plaine neigeuse tourbillonnent lourdement. L’aspect général de ce paysage est brutal, vulgaire, lâché, empreint d’un certain charlatanisme fantastique qui nous fait songer involontairement, — que M. Daubigny nous le pardonne, — aux anciennes toiles à sensation de M. Yan Dargent. Ce n’est pas l’œuvre d’un artiste sérieux ; c’est le tour de force d’un faiseur incomparable qui se moque à la fois de la nature et du public.

Quand un artiste de cette valeur donne dans de telles fantaisies, c’est un signe de lassitude et de décadence. M. Daubigny en est maintenant à sa troisième manière ; combien nous préférons à l’infernale habileté de main dont il aime aujourd’hui à faire parade le sentiment naïf et simple de ses premières œuvres ! Le hasard nous ramenait dernièrement devant une de ces toiles de sa jeunesse, et nous avions vraiment peine à le reconnaître : on eût dit alors un élève de M. Corot, plus puissant, plus réel, plus simple dans le choix des sujets, mêlant à une rare vigueur pittoresque je ne sais quelle