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était comme une grands famille, et qu’elle s’enorgueillissait de compter des hommes de génie au nombre de ses enfans. Il y avait d’ailleurs de grands seigneurs, des citoyens riches, qui se faisaient un honneur d’embellir leurs cités natales, ou de faire éclore des talens capables de les embellir. Dans nos grands états centralisés, la patrie est un être anonyme qui perçoit les impôts et qui se charge en échange de tous les services publics. Les particuliers perdus dans la foule ne songent qu’à leur bien-être et à leurs satisfactions personnelles ; ils laissent volontiers à l’état non-seulement le soin de les gouverner, mais encore celui de pourvoir à l’éclat extérieur de la société.

Sans doute il y a encore des Mécènes, puisqu’il y a des acheteurs, il y en a même plus qu’aux grandes époques de l’art ; mais ce ne sont que des curieux et des amateurs qui s’amusent à orner leurs maisons. Ils font des collections et fréquentent les enchères publiques ; la collection est aujourd’hui la seule forme du patronage de l’art chez les classes supérieures, — goût stérile pour l’éducation du public, patronage inutile pour l’éducation des artistes. Quand vous aurez attaché au coin de votre cheminée quelque précieuse toile de Watteau ou de Terburg, quand vous aurez posé sur votre étagère une terre cuite de Clodion et rempli une vitrine de curiosités ramassées aux quatre coins du monde, ou brocantées chez les antiquaires, croirez-vous avoir fait quelque chose pour l’encouragement et l’avancement de l’art ? Vous n’aurez rien encouragé que le commerce des marchands de tableaux et celui des artistes besoigneux qui se mettent à leurs gages.

Telle est la cause pour laquelle l’art moderne est menacé de décadence ; notre société, qui a le goût des objets d’art, est néanmoins indifférente aux artistes. Les artistes le sentent et s’en vengent en l’exploitant de leur mieux. C’est en vain qu’à la sollicitude éclairée du public on voudrait substituer la tutelle froide et machinale de l’état : c’est vouloir remplacer les soins de la famille par le régime de l’hôpital. Dieu merci ! l’art français n’est pas encore assez malade pour qu’on le mette à l’asile des incurables. Finissez-en avec la routine de l’enseignement officiel, livrez les artistes à eux-mêmes, laissez se reformer ces associations naturelles, ces rivalités entre les ateliers et les écoles qui réchauffaient autrefois le zèle des maîtres et ranimaient la foi de leurs disciples : vous vous apercevrez alors que l’école française est encore vivante, et qu’on peut encore y voir autre chose qu’une simple « expression géographique. »


DUVERGIER DE HAURANNE.