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pour une part assez faible peut-être. Parmi les élémens que cette intelligence s’assimile, les plus importans sont ceux qu’elle emprunte aux livres qui la frappent, aux personnes distinguées qu’elle fréquente, aux grands spectacles qui la remuent, pour tout dire en un mot, au milieu où elle vit et comme à l’air qu’elle respire. C’est ce dont ne se doutent pas les Callimaque et les Hermippos, les Cæcilius et les Denys d’Halicarnasse ; pour eux, tout don éminent qu’ils rencontrent chez un grand homme s’explique par l’action de tel ou tel maître qui le lui a transmis par ses leçons. Avocat et juriste, Isée leur paraissait trop spécial pour expliquer à lui seul tout Démosthène. Sa renommée était d’ailleurs bien modeste ; il semblait qu’à un aussi glorieux élève il fallût des maîtres plus célèbres. Vers le temps de Cicéron, qui n’est ici que l’interprète des rhéteurs grecs, il est donc généralement admis que Démosthène a figuré parmi les auditeurs de Platon et ceux d’Isocrate. On aurait cru lui faire affront en ne lui ouvrant pas la porte des jardins d’Académos ou de la fameuse école de rhétorique. Ceux qui ont les premiers accrédité ces assertions obéissaient d’ailleurs à une tendance qui se marque dans toute l’histoire de la race hellénique. A quelque instant de sa longue carrière que l’on observe l’esprit grec, on y retrouve le même besoin d’ordre et le même procédé tout élémentaire de classification. S’agit-il de l’expédition des argonautes, du cycle thébain ou du cycle troyen, l’imagination des poètes s’arrange pour réunir, dans le navire Argo, sous les murs de Thèbes ou dans la plaine de Troie, tous les héros qui sont censés appartenir à telle ou telle génération mythique ; elle les y amène chacun à son heure des points de l’horizon les plus différens. Alors même que certains traits, certains détails de la légende, sembleraient exclure l’idée de ce rapprochement, elle trouve toujours quelque moyen ingénieux et détourné d’assigner à chacun un rôle, fût-il épisodique, dans l’un ou l’autre de ces grands drames. On ne s’en tient pas là on établit entre tous ces héros des rapports soit de filiation directe, soit de parenté ou d’alliance. Il en est de même, bien des siècles plus tard, quand le génie grec travaille à dresser l’inventaire de son merveilleux passé. Là aussi, peu à peu, à mesure que disparaissent les contemporains des derniers hommes de génie et que reculent et grandissent dans l’éloignement ces hautes figures de l’âge classique, l’imagination des conteurs et des grammairiens, — en Grèce, les grammairiens, eux aussi, ont de l’imagination, — est prise du désir d’établir un lien entre les hommes marquans d’un même siècle. Le rapport qu’elle emploie le plus volontiers pour réunir ainsi toute une série de noms, c’est le rapport de maître à élève. La mémoire trouve là un secours, et le goût des