Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 105.djvu/947

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quant au fait que cette tradition prétendait attester, nous serions assez disposés à le révoquer en doute. Dans la vie, les choses se passent bien plus simplement, sans autant de mise en scène ; quand on a le ferme propos de travailler, on n’est point, surtout la nuit, forcé, pour se recueillir, de descendre à la cave. Ce serait pourtant aller bien loin que de déclarer impossible ce qui n’est que suspect et assez peu probable. Soit alors, soit plus tard, Démosthène a pu habiter une de ces maisons adossées à quelque escarpement, qui profitaient de la situation pour s’agrandir aux dépens de la colline ; il a même pu parfois chercher le silence et la fraîcheur dans le cellier, dans quelque réduit employé d’ordinaire comme magasin ou comme grenier. Mais on ne s’en tenait pas là : Démosthène, racontait-on, se serait enfermé dans ce même cabinet souterrain pendant des semaines, il y serait resté, à plusieurs reprises, deux ou trois mois de suite, sans mettre le pied dehors. L’envie pouvait le prendre, avant le terme qu’il s’était fixé, de s’échapper de cette prison ; pour se mettre hors d’état de céder à cette tentation, il se serait, au début de sa captivité volontaire, fait raser tout un côté de la tête. Avant que barbe et cheveux eussent repoussé, il ne pouvait songer à reparaître en public : il eût été accueilli par des huées et des rires. Rien de plus invraisemblable, on peut même dire de plus ridicule que toute cette histoire. Démosthène, dans la période de sa vie à laquelle semble s’appliquer le mieux ce récit, avait déjà fait l’épreuve de sa volonté, on pourrait presque dire de son obstination. Il pouvait assez compter sur sa propre énergie pour n’avoir pas à se défier de lui-même et à prendre de pareilles précautions contre la défaillance et le caprice.

Nous n’insisterons pas sur ce qu’il y a de bizarre et de mesquin dans ces petits moyens ; il semble qu’un nouveau coup de rasoir et une perruque mise à propos eussent tiré Démosthène d’embarras, le jour où sa réclusion lui fût devenue trop insupportable. Des raisons plus sérieuses nous déterminent à refuser toute créance à ce récit. L’idée d’une retraite aussi absolue et aussi prolongée est en contradiction formelle avec ce que Plutarque nous apprend des exercices habituels du jeune homme ; elle ne s’accorde pas mieux avec les nécessités de la carrière à laquelle il se préparait et où il s’était déjà engagé. Nous savons avec quelle assiduité et quelle attention toujours en éveil il fréquentait l’assemblée, le sénat et. les tribunaux, trouvant partout matière à des observations, qu’il classait et digérait ensuite dans le silence du cabinet ; or à Athènes comme dans tous les pays vraiment libres, la vie politique n’était jamais suspendue. Eu s’isolant ainsi, pendant de longues semaines, pendant des mois entiers, dans une sorte de cachot, Démosthène aurait