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se préoccuper de la possibilité de décisions dogmatiques nouvelles. Les limites de la foi étant à jamais fixées, il n’y a de son côté ni motif ni prétexte à des inquiétudes privées ou publiques. Soumis aux décisions de l’église dans le passé, le fidèle n’a point à craindre de se heurter contre elles dans l’avenir; il peut sans scrupule se mouvoir à son gré dans l’enceinte du dogme. Tandis que Rome, en transformant en croyances obligatoires des opinions libres, se réserve le droit d’enfermer ses enfans dans un cercle dogmatique de plus en plus circonscrit, l’Orient, cantonné dans ses frontières théologiques, ne resserre ni n’élargit les bases de la foi et de la pensée humaine. Chez lui, le champ occupé par le dogme étant plus étroit et ne pouvant être agrandi, l’espace abandonné à la discussion est plus vaste et moins exposé aux empiétemens. C’est une des différences entre les deux églises dont on ne s’est pas assez rendu compte; dans la foi orthodoxe, il y a moins de points déterminés, moins de précision dans l’enseignement, moins de rigueur dans les définitions, partant plus de liberté d’opinion, plus de place à la variété des points de vue et des écoles. Le plus illustre des adversaires catholiques de l’église orientale, J. de Maistre, a lui-même tiré parti de cet avantage, lorsque, dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, il mettait sur les lèvres du sénateur russe les plus hardies de ses hypothèses religieuses. L’orthodoxie grecque n’ayant pas plus d’autorité centrale pour condamner les erreurs que pour proclamer les vérités, il y a double raison pour que l’horizon ouvert à la pensée ou à l’interprétation individuelle y reste plus étendu.

Si la liberté de l’esprit est un élément de progrès, ce n’est pas à ce point de vue que la foi grecque le cède à la foi latine. Dans l’avenir, les Orientaux peuvent se flatter de tirer profit de cette latitude théologique; dans le passé, il est difficile de n’y point voir une cause ou mieux un signe d’infériorité. Cette immobilité dogmatique, devenue comme un garant de liberté, est sortie d’une espèce de somnolence. Elle a été un des effets de l’engourdissement spirituel où la compression des causes extérieures, où les obligations d’une existence toute précaire et militante ont pendant des siècles réduit l’Orient. Un des esprits les plus originaux de la Russie, apologiste brillant et parfois paradoxal de l’orthodoxie orientale, Khomiakof, s’est plu à montrer dans le catholicisme romain et dans le protestantisme un principe commun, développé seulement en sens opposé. Ce que le slavophile russe reprochait à la fois à Rome et à la réforme sous le nom de rationalisme latin, c’est le goût des déductions logiques, des définitions, des abstractions, goût qui, répandu dans toutes les sphères de l’activité humaine, a été un des principes de la philosophie et de la science modernes aussi bien que de la scolastique