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que l’ennemi avait devant lui, la seule qui nous restât pour le moment et qui pût relever la fortune de la France ou lui épargner un nouveau désastre, cette armée, encore placée en avant de Metz, s’élevait tout au plus à 170,000 hommes, et nous avions, nous, sur notre front quelque chose comme 330,000 hommes divisés en deux masses prêtes à s’avancer pour tenter de nous étouffer d’une étreinte violente. Dans cette série de combinaisons qui se déroulaient depuis quelques jours, qui menaçaient de se précipiter, c’étaient les Allemands qui avaient l’initiative, qui conduisaient en quelque sorte les événemens, — nous étions, nous, réduits à les subir, et la question au camp français était moins de savoir ce qu’on voulait que ce qu’on pouvait faire. C’est là qu’on en était le 13 août, au moment où le maréchal Bazaine prenait le commandement sans connaître au juste la situation, sans être même mis au courant du peu que savaient l’empereur et le major-général, sans être préparé à un si redoutable rôle, sans avoir peut-être le sentiment de la responsabilité qui pesait sur lui.

Que pouvait-on faire ? De toute façon, il fallait se décider, il n’y avait plus un instant à perdre. Peut-être même avait-on trop attendu pour repasser la Moselle, si on voulait la repasser, — pour pouvoir reprendre avec sûreté cette idée d’une retraite sur Châlons par Verdun, dont l’empereur s’était laissé un instant détourner par des raisons politiques, mais qu’il n’avait pas abandonnée. C’était déjà le 13 au soir l’impression du maréchal Bazaine, qui venait de visiter les positions de l’armée et qui avait senti l’ennemi sur son front à courte distance. Passer la rivière sous l’œil de l’ennemi, s’exposer à être attaqué, à se battre dans ces conditions, lui semblait un péril des plus sérieux. Le nouveau commandant en chef se faisait encore l’illusion qu’il pouvait avant tout aller aux Prussiens « par un mouvement général d’offensive, » les surprendre dans leur marche de flanc, et, avec un peu de bonheur, « couper l’armée allemande par la vallée supérieure de la Moselle,… arriver jusqu’à Frouard… »

C’était l’idée, soutenue au premier moment avec chaleur par quelques chefs militaires, qui reparaissait à la dernière heure. Seulement ce qui était possible quelques jours auparavant ne l’était certainement plus le 13 ou le 14. Le maréchal Bazaine ne savait pas, il ne pouvait guère savoir qu’il se serait jeté sur des forces démesurées, qui n’étaient pas si disséminées dans leur marche qu’elles ne pussent se concentrer rapidement ; il aurait eu devant lui toutes ces masses de la Ire et de la IIe armée, en dernière ligne le prince royal. Il aurait fallu un bonheur que nous ne connaissions plus, une audace, une souplesse et une rapidité de manœuvre dont nous semblions n’avoir plus le secret, pour se tirer d’une telle aventure.

Chose étrange cependant, ce n’est pas pour cette raison, dont on ne