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qu’on arrive à connaître. Serait-ce donc une prétention si téméraire que de vouloir interpréter l’antique d’après notre impression personnelle? Il s’agit moins de rendre la vérité dans son exactitude absolue que d’animer, de faire vivre; d’ailleurs cette vérité, qui donc parmi les plus savans se vantera de l’avoir possédée ? Écrire l’histoire, c’est donner simplement au public notre manière de voir sur l’histoire. Quand vous seriez le cerveau le mieux doué, le plus profond, le plus sagace de votre temps, vous n’empêcherez pas que d’autres viennent après vous qui liront plus avant dans le cœur de l’humanité et feront de votre point de vue si respecté jadis quelque chose de suranné, de hors d’usage. Ces événemens du passé, sous combien d’influences ne les écrit-on pas, influences de climat, de religion, de patrie, de public et de mode! Exiger d’un travail historique la reproduction photographique des personnages et des événemens, c’est émettre la plus belle des contradictions, attendu que le passé ne se compose pas seulement d’élémens matériels, qu’il est loin de nous, et que par le procédé photographique on ne prend sur le fait, on ne fixe que des corps. Donc, qu’on le veuille ou non, quiconque s’adresse à l’antique ne saurait donner que des impressions de voyage et d’étude. Et si ces impressions sont vivantes, si l’écrivain a le sentiment et l’amour du monde qu’il observe, s’il trouve un style et des images pour nous le représenter tel que son imagination le lui montre, je ne vois guère ce qu’on pourrait demander davantage. Par exemple, pour ce qui regarde l’histoire romaine telle qu’on l’écrit aujourd’hui, où mieux que jamais elle est comprise, il est certain que les Romains du siècle d’Auguste et de Tibère auraient quelque peine à se reconnaître, dans son miroir. Chacun de nous semble voir là ce qu’il veut; c’est affaire de pays, de mœurs, d’opinion politique. N’avons-nous pas eu sous l’empire un moment où les anciens césars renaissaient au monde l’un après l’autre pour endosser l’impopularité du césar moderne?

C’est que, par le fait, l’histoire est un art comme la peinture, comme la statuaire, comme la poésie. Le mensonge absolu n’existe pas, ou, pour mieux dire, au fond de tout mensonge historique se cache un brin de vérité, à ce point qu’en certains momens les procédés même de l’œuvre d’art semblent indiqués. L’écrivain, quoi qu’il fasse, ne saurait s’abstraire de l’événement qu’il raconte; il croit tenir son sujet, et c’est son sujet qui le tient. Le voilà, malgré lui, composant, arrangeant, forçant la lumière sur tel endroit qu’il s’agit de mettre en relief et plongeant le reste dans l’ombre, — si bien qu’il résulte de cette élaboration quelque chose d’entièrement nouveau, et qui vous rappelle le fait primitif dans sa crudité, à peu près comme une figure idéale placée dans un tableau vous