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les odeurs, les souffles, ce qui n’a presque pas d’être, ce qui est tout voisin du néant. « O bonheur ! dit-il, j’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, — être la matière ! » Voilà le vœu suprême d’Antoine après cette nuit de démence. Aussitôt le jour se lève, les nuages se déroulent comme les rideaux d’un tabernacle, on aperçoit la figure du Christ dans le disque même du soleil, et Antoine se remet en prière, C’est comme si l’auteur disait : « Ce pauvre homme, toujours convaincu d’erreur, est toujours repris par les illusions de sa foi. » En d’autres termes, le sentiment religieux est une maladie, et cette maladie est incurable. Tel est, j’en ai peur, le dernier mot de ce livre.

Si cette interprétation est exacte, le malade le plus compromis en cette affaire n’est pas le symbolique personnage bafoué par l’auteur. Il n’est pas de pire maladie intellectuelle que la misanthropie dont s’inspire M. Gustave Flaubert. Encore le mot de misanthropie est-il insuffisant, il faudrait pouvoir dire misocosmie. Avec un talent si vigoureux, un goût si curieux de la forme, un amour si passionné de l’art, M. Gustave Flaubert peut voir où l’a conduit son système. Le dernier livre qu’il a publié était mortellement ennuyeux, celui-ci est illisible. Qu’il se renouvelle donc, il en est encore temps ; qu’il s’initie aux secrets de la vie morale, qu’il s’élève en toutes choses au sentiment de l’ordre, loi suprême de la philosophie et condition absolue du grand art. Il y aurait pour un écrivain de cette valeur de si précieuses ressources à découvrir dans la région des idées saines ! Libre à lui sans doute de railler telle époque, telle société, tel groupe d’hommes ; tant qu’il affectera le mépris systématique de la nature humaine, il ne sortira pas des ténèbres extérieures. En somme, et pour ceux-là même qui sont moins touchés que nous d’une telle impiété philosophique, que représente cette sotie bizarre intitulée la Tentation de saint Antoine ? Deux choses également répugnantes : la caricature de l’histoire et la falsification de la poésie.


SAINT-RENE TAILLANDIER.