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Chez Mme Ackermann, comme on a pu le voir, tout diffère. Nous ne comparons pas les talens assurément, nous ne comparons que les inspirations. Ici on sent que le divorce est radicalement accompli avec les antiques croyances et les cultes du passé. Ce n’est plus, comme chez Lamartine, la vague mélancolie des espérances trompées ou des amours déçus, le sentiment de la disproportion entre les vœux de l’homme et les fugitifs bonheurs dont il lui est donné de jouir. Ce n’est plus, comme chez Alfred de Musset, cette amertume née au milieu de la volupté, cette angoisse secrète qui sort de la jouissance même et qui lui survit, ou bien encore cet élan subit du cœur qui, meurtri par la vie, interroge la mort et remonte à Dieu pour savoir ce qu’il doit craindre de l’une ou espérer de l’autre. C’est la science qui se substitue à la foi ; M. Auguste Comte est le révélateur. Pour la première fois on sent le contre-coup direct des nouveaux systèmes dans l’imagination d’un poète. Il scrute les problèmes, non dans l’espérance de les résoudre, mais pour montrer aux yeux de la raison éclairée qu’ils ne peuvent pas être résolus. Il y a de la passion aussi, mais cette passion, c’est la haine, c’est la colère contre la crainte servile qui a si longtemps prosterné l’humanité devant des autels baignés du sang et des pleurs de tant de générations. Cette fois ce n’est plus un thème poétique qu’on poursuit, une rêverie que l’on exprime ; c’est une âme qui se livre.

Mais en même temps qu’on aura remarqué l’origine scientifique de ces inspirations, on aura été frappé de la morne tristesse qui règne d’un bout à l’autre dans ces vers et qui en fait l’unité à travers les sujets les plus variés. Elle en fait en même temps ce que j’oserais appeler, malgré tant d’anathèmes, l’austérité et la moralité ; elle en fait aussi la poésie même, — oui, la poésie, car elle n’est possible avec de pareils systèmes que dans les périodes de transition, quand il y a encore lutte de l’âme tout entière avec le passé qui l’obsède. Plus tard, si ces systèmes devaient triompher, le conflit cesserait, et avec lui l’état violent et pathétique des esprits, favorable aux inspirations du poète. Si ces doctrines étaient la vérité, toute la vérité, il n’y aurait pas plus de haine et de colère contre Jéhovah que nous n’en avons aujourd’hui contre Jupiter. Il n’y aurait plus qu’une philosophie, la physique, — qu’une religion, la physique, — qu’une poésie, encore et toujours la physique ! — La tristesse même, la sombre inspiratrice de ces poèmes, elle ne serait plus possible. Elle ne peut être que le résultat d’une comparaison entre les dogmes nouveaux et les dogmes anciens. On sait ce qu’on quitte, on s’effraie de ce qu’on va trouver à la place. Voilà d’où naît ce trouble affreux de l’esprit. L’apaisement se fera, l’abaissement plutôt, irrémédiable, définitif, si les nouveaux dogmes peuvent jamais