Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/268

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

établir leur empire. On peut dire à ce poète ce qu’il dit lui-même à Pascal : « La preuve que ta foi scientifique n’est pas la certitude encore, c’est ton désespoir. Aurais-tu tant gémi, si tu n’avais douté ? »

Le jour où l’on ne doutera plus, on se résignera à l’inévitable ; On prendra une autre forme d’esprit, d’autres habitudes mentales ; on s’acclimatera dans d’autres régions de sentiment et d’idée. La folie mystique sera bien déracinée cette fois ; l’industrie et la science seront les seules divinités de ce monde nouveau. Pour cela, il faudra refaire une autre humanité ; on nous le promet. Nous attendons les prophètes à l’œuvre ; mais alors même on n’obtiendra rien tant que subsistera ce mystérieux au-delà conservé sous des noms différens dans les nouvelles écoles, les plus hostiles à toute idée transcendante ou mystique, soit l’immensité de M. Littré, au bord de laquelle il s’efforce de retenir l’esprit humain, ce vide à la limite de toute science, dont nous parle si éloquemment Mme Ackermann, où la foi avait placé ses vains royaumes, « ce gouffre défendu, » autour duquel erre éternellement le désir exilé, — soit cette région de l’inconnaissable, décrite par M. Spencer comme s’il la connaissait, où il place le principe des choses, la source de la force, principe et pouvoir à la fois réel et. inaccessible, que l’on nomme et que l’on interdit à la fois, comme pour irriter la curiosité de l’esprit. N’est-ce pas en effet une situation extraordinaire, une contrainte impossible que l’on impose à la raison quand on vient lui dire : « Ici, aux limites de tes facultés de connaître, se dresse une barrière infranchissable. Tout porte à croire que derrière cette barrière se cache le grand mystère ; mais tu n’y pénétreras jamais. Le secret est là, un voile le recouvre dans le dernier sanctuaire de la nature, par-delà l’espace, le temps, la mesure ; mais tu ne lèveras pas le voile, et l’humanité passera et la terre mourra avant qu’un coin du voile ne soit seulement levé ni par la science ni par le génie même. » — C’est là une impossible contrainte, une insupportable tyrannie, un état de crise aiguë qui peut bien être propice encore aux poètes, mais qui ne peut être le régime normal de l’humanité. Il faut ou que l’abîme défendu soit à tout jamais fermé, et qu’on déclare que toute réalité inaccessible est une pure chimère, — ou que l’immensité pressentie redevienne cet infini où l’homme replacera la source de ses immortels espoirs, la sanction de sa destinée, son idéal et son Dieu.


E. CARO.