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des bouffées d’émotion jusqu’alors inconnues de la muse française, élégante et pompeuse, étrangère à toute impression de la nature.

Plus d’amour, partant plus de joie.

Est-ce assez simple, assez charmant ? Virgile, lui non plus, ne dit pas tout, et La Fontaine, comme lui, vous fait rêver, car la poésie est bien plus une âme qu’un langage. Veut-on maintenant le paysagiste, prenez le Héron.

Un jour, sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours,
Ma commère la carpe y faisait mille tours
Avec le brochet son compère.

Ces vers sont superbes, de quelque façon que vous les envisagiez, impossible de ne pas applaudir ; comme tournure, image, comme strophe même, c’est parfait, et dans quelle poétique atmosphère cela baigne ! Il vous semble à la fois entendre de la musique de Schubert et voir un Corot. Le vers de La Fontaine a des secrets particuliers d’élégance et de rhythme, il est au fond plein de science dans sa fantaisie, et cette science lui vient par don de nature. Jamais le bonhomme ne s’est mis en tête de se la procurer, non-seulement il n’a point l’air de se douter de son grand art métrique, mais il va jusqu’à s’excuser dans ses préfaces des qualités virtuelles de son style, jusqu’à demander pardon au lecteur « pour ses vers qui enjambent. » Qu’on ne s’y trompe pas, étant donnée la voie où s’engageait La Fontaine, une pareille divination des secrets de la forme devenait chose indispensable. Souvenons-nous que les Fables sont écrites en vers libres ; dans la prosodie, dans la forme qui se prête le plus à l’abaissement du langage, à la platitude du ton. Ici la science proprement dite ne peut rien, et la preuve, c’est que jamais un grand poète, parmi ceux qu’il faut en même temps appeler de grands artistes, ne s’est exercé dans ce genre. L’instinct en un tel cas est tout, et ce don de nature, La Fontaine ainsi que Molière le possédaient au suprême degré, ce qui fait qu’ils ont écrit l’un ses Fables, et l’autre Amphytrion, c’est-à-dire les deux seuls ouvrages en vers libres qui se puissent lire. Cette forme, d’autant plus ingrate qu’elle appartient en quelque sorte au domaine public, personne, en dehors de Molière et de La Fontaine, n’a jamais su la manier honnêtement. Banalité, vulgarité, platitude, voilà ce qu’elle apporte en dot aux amoureux qui la courtisent et qui, grâce à Dieu, deviennent de plus en plus rares, à ce point qu’on ne les rencontrerait guère aujourd’hui que parmi ces auteurs qui écrivent leurs comédies en vers, parce qu’ils ne peuvent pas les écrire en prose.