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Je ne louerai point le nouveau commentateur de La Fontaine pour le talent qu’il a mis à rechercher, à comparer les origines, à prendre à leur source divers apologues dont il nous raconte, avec mille détails charmans, les filiations compliquées. C’est ainsi que nous voyons la Laitière et le Pot au lait nous venir du pays des brahmes, non sans quelques détours assurément ; mais les incidens du voyage sont narrés, étudiés d’une plume si alerte qu’on y prend un plaisir extrême. L’apologue du Pantchatantra traduit du sanscrit en persan, du persan en arabe, de l’arabe en hébreu, de l’hébreu en latin, du latin en espagnol, arrive jusqu’à Bonaventure des Perriers, lequel, voulant donner une leçon aux alquémistes de son temps et montrer que tout leur art s’en va en fumée, « ne les sçaurait mieux comparer qu’à une bonne femme qui portait une potée de lait au marché. » Ce conte de Bonaventure des Terriers, c’est déjà presque du La Fontaine en prose ; un pas encore, et nous avons le vers. Mêmes remarques à faire au sujet de vingt autres fables : l’Ours et l’Amateur des jardins, les Deux Pigeons, le Berger et le Roi, l’Homme et la Couleuvre, la Tortue et les deux Canards, le Loup et le Chasseur, la Souris métamorphosée en fille, les Deux Amis, etc. : toutes fleurs primitivement écloses aux jardins de l’Inde et de la Perse et que le vent des siècles a disséminées ici et là. « Les classiques français, imitateurs d’imitations successives dans les littératures étrangères ! » disait Villemain, le grand initiateur de la critique littéraire moderne, le vrai maître auquel il faudra toujours qu’on revienne après s’être laissé distraire aux jeux subtils de l’esprit et de l’analyse. En effet, ce qui, sous des formes diverses, offre un caractère hardiment original, échappe à nos classiques ou les blesse ; ils n’aiment qu’une littérature savante, remontent à la simplicité par système et n’estiment la poésie qu’autant qu’elle est l’ornement de la raison. La Fontaine, pas plus que les autres, ne crée et n’invente, et, sans manquer une occasion d’être poète, il ne se fait point faute d’imiter à sa façon, d’aller prendre à qui bon lui semble le sujet auquel il donne ensuite sa propre couleur ; du reste, il ne s’en cache pas :

Voici le fait, quiconque en soit l’auteur,
J’y mets du mien selon les occurrences ;
C’est ma coutume, et sans telles licences,
Je quitterais la charge de conteur.

Quel malheur que les gens qui passent leur vie à demander du nouveau fréquentent si peu l’école de la critique ! ils y apprendraient ce qu’ils devraient savoir : que tout a été pensé et repensé, dit et redit. Transformer, remanier, avec du vieux faire du neuf, tâche inéluctable à laquelle notre impuissance doit se résigner.