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contraint de faire un autre monde pour les pauvres. » Ceux qui s’expriment ainsi sont presque tous des juifs ou des chrétiens judaïsans ; leur dieu est resté le vieux Jéhovah armé de tonnerres et d’éclairs ; leurs doctrines sont dures, ils ont une incroyable puissance de haine, ils ne parlent guère que pour menacer. A tous ceux qu’ils détestent, ils montrent sans cesse, comme un épouvantail, le jugement et l’enfer. Médiocres souvent dans le reste, ils se relèvent dans ces descriptions du dernier jour et des supplices que leur imagination aime à se représenter. « Malheur aux femmes qui verront ce jour-là ! dit l’un d’eux. Une nuée sombre entourera le monde immense, du côté de l’aurore et du couchant, au midi et au nord. Un grand fleuve de feu coulera du ciel et dévorera toute la terre. Alors les flambeaux célestes se heurteront les uns contre les autres. Les étoiles tomberont dans la mer et le monde semblera vide. Atteinte par ce fleuve de feu qui la poursuit, toute la race des hommes grincera des dents quand elle sentira le sol s’enflammer sous ses pieds. Tout sera changé en poussière. Aucun oiseau ne traversera plus l’espace, aucun poisson ne fendra plus la mer, aucun bœuf ne tracera plus de sillon dans la plaine ; on n’entendra plus le bruit des arbres agités par le vent, mais toutes les créatures viendront à la fois brûler dans la fournaise divine… Là, ils pleureront tous ensemble, pères, mères, enfans à la mamelle, et jamais ils ne se rassasieront de pleurer. On ne distinguera pas les gémissemens de l’un de ceux de l’autre, mais on entendra mugir à la fois tout le vaste Tartare. Tous grinceront des dents, dévorés par la soif et la douleur ; ils appelleront la mort à leur aide, mais la mort ne viendra pas. Il n’y a plus de mort pour eux, plus de nuit, plus de repos ! » Les doctrines de ces chrétiens judaïsans ont disparu de l’église, mais ce tour d’imagination sombre, ces peintures de l’enfer et du dernier jugement, ces terreurs de l’autre vie y sont restées. Elles ont pris de bonne heure une grande place dans la poésie chrétienne. C’est d’elles que s’est inspiré surtout un des premiers et des plus grands poètes de l’Orient, saint Éphrem ; ses Chants des morts, si originaux, si curieux, sont pleins du souvenir des sibylles. Elles ont aussi pénétré de bonne heure en Occident et y sont devenues vite populaires. Saint Augustin nous dit que de son temps il en circulait des traductions « en vers boiteux et peu latins, œuvre de quelque poète ignorant ; » sous cette forme barbare, ces chants étaient bien accueillis du peuple et répandaient partout la frayeur du jugement dernier. Tout le moyen âge a tremblé devant ces menaces terribles, et il serait aisé d’en suivre la trace chez tous les poètes de ce temps, depuis saint Éphrem jusqu’à Dante.

On voit qu’il était bien vrai de dire que la poésie chrétienne est