Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/109

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sortie tout entière de ce grand mouvement des deux premiers siècles. Ceux qui ne commencent à l’étudier que quand elle se produit pour la première fois dans des œuvres régulières, c’est-à-dire après l’époque de Constantin, en ignorent les véritables origines. Il faut la prendre à sa source, si l’on veut la bien connaître. Du reste cette étude présente un intérêt plus général qu’on ne croit, et l’utilité n’en est pas bornée à la poésie chrétienne seule. Il est d’ordinaire très difficile de remonter aux origines des grandes littératures : elles naissent dans des siècles reculés et primitifs qui ne laissent d’eux que peu de souvenirs. On les saisit quand elles éclatent au grand jour par des chefs-d’œuvre, mais les débuts obscurs et les lentes préparations échappent. Qu’y avait-il en Grèce avant l’Iliade, et que doit Homère aux rhapsodes inconnus qui chantaient avant lui ? Nous ne le saurons jamais ; mais nous savons ce qui a précédé les grands poètes chrétiens. Cette première période, où ce qui sera la matière de leurs chants fermentait et s’élaborait dans les âmes émues, n’est pas tout à fait interdite à nos investigations. Nous pouvons saisir ces types, ces légendes, ces récits merveilleux, dont ils se sont tant servis, presqu’au moment où les crée l’imagination populaire. Les premiers ouvrages où ils sont recueillis, les évangiles apocryphes, les Clémentines, le Pasteur d’Hermas, les chants sibyllins, nous les livrent sous leur forme la plus ancienne, et avant qu’un grand artiste leur ait donné la marque de son génie particulier. Nous les voyons sortir pour ainsi dire de l’émotion générale, œuvre commune et anonyme, que l’avenir ne fera que développer sans y rien ajouter d’essentiel, et qui suffira à exciter et à nourrir pendant des siècles l’art et la poésie des temps modernes.

Ainsi, dès le temps de Constantin, les élémens et la substance de la poésie chrétienne existent : c’est beaucoup sans doute, et le plus difficile est fait. Que lui reste-t-il à trouver pour produire des œuvres qui méritent de prendre place à côté des chefs-d’œuvre anciens ? Il faut qu’elle apprenne à revêtir ce fond d’une forme qui lui soit appropriée, qu’elle plie ces vieilles langues classiques, le grec et le latin, qui ont leurs habitudes prises, leurs règles et leurs traditions, à exprimer des idées nouvelles dans un style qui, sans choquer les chrétiens pieux, ne surprenne pas trop les admirateurs de l’art antique, — problème délicat qui ne fut résolu que sous Théodose, après des tâtonnemens et des essais de tout genre, dont l’histoire mérite d’être racontée.


GASTON BOISSIER.