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des avantages immenses pour sa politique, pour son action dans le monde. La Prusse en effet a une configuration malheureuse, impossible ; elle manque de ventre du côté de Cassel et de Nassau, elle a l’épaule démise du côté du Hanovre, elle est en l’air, et cette situation pénible la condamnait nécessairement à suivre en tout la politique de Vienne, et de Saint-Pétersbourg, à tourner sans relâche dans l’orbite de la sainte-alliance. Mieux configurée, plus solidement assise, ayant ses membres au complet, elle serait rendue à elle-même, aurait la liberté de ses mouvemens, la liberté des alliances, — et quelle alliance plus désirable pour elle que celle de l’empire français ? Plus d’une question aujourd’hui pendante et presque insoluble pourrait alors être abordée avec une sécurité complète : celle de Venise, celle d’Orient, — qui sait ? peut-être même celle de Pologne ! Enfin, si les agrandissemens possibles de la Prusse semblaient être excessifs et rompre la balance des forces, qu’est-ce qui empêcherait la France de s’agrandir, de s’arrondir à son tour ? Pourquoi n’irait-elle pas prendre la Belgique et y écraser un nid de démagogie ? Ce n’est pas le cabinet de Berlin qui s’y opposerait ; suum cuique, c’est bien là l’antique et vénérable devise de la monarchie prussienne…

Tout cela était dit avec enjouement, avec entrain, avec esprit, accompagné de mainte remarque ingénieuse, malicieuse, de mots heureux sur les hommes et les choses, sur cette chambre des seigneurs à Berlin par exemple, composée de respectables perruques, et la chambre des députés, également composée de perruques, mais non point respectables, et sur un personnage auguste, le plus respectable, mais le plus perruque de tous… M. de Bismarck eut à Paris pendant ces deux mois presque le même succès qui avait accompagné ses trois ans de séjour sur les bords de la Neva. Les hommes importans toutefois se gardèrent bien de le surfaire : ils lui reconnaissaient volontiers toutes les qualités d’un homme d’esprit, mais ils ne pouvaient pas se décider à le prendre pour un homme sérieux.

Dans les derniers jours du mois de juin, le nouveau représentant de la Prusse près la cour des Tuileries entreprit un voyage d’agrément dans le midi de la France. Il visita tour à tour Chambord, Bordeaux, Avignon, Luchon, Toulouse, et fit une excursion dans les Pyrénées. « Le château de Chambord, écrit-il dans une lettre datée du 27 juillet 1862, répond par son isolement aux destinées de son possesseur. Dans les grands portiques et les salles splendides où tenaient autrefois leur cour et leurs chasses les rois avec leurs maîtresses, les jouets d’enfant du duc de Bordeaux constituent maintenant le seul mobilier. La concierge, qui me servait de guide,