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Berlioz, Wagner, Verdi, qu’il admirait d’élan, Meyerbeer, tous y passèrent, et quand vint le tour des poètes, sa verve et ses clartés furent telles que nous ne pouvions nous empêcher de songer à ce passage d’une lettre où ce même Schumann écrit à sa belle-sœur : « Souvenez-vous que j’appelle artistes non pas ces braves gens qui s’entendent à jouer tant bien que mal d’un ou deux instrumens, mais des êtres qui sont de vrais hommes et qui comprennent Shakspeare et Jean Paul ! » Pauvre Bizet, il était si heureux, si rayonnant, il jouissait si bravement et de son succès et de sa croix d’honneur, et de cette place au soleil conquise avec tant de vaillance dans la rude bataille de la vie, qu’il fallait bien que la mort s’occupât un peu de ses affaires, du moins peut-on dire que les dernières heures qu’il passa dans ce monde furent sans mélange, et sur ce point nous ne marchandons pas la part de reconnaissance que tous ses amis doivent au directeur de l’Opéra-Comique, dont la sollicitude intelligente lui vint si efficacement en aide. Nous avons assez souvent reproché ses erreurs à M. Du Locle pour qu’il nous soit permis à l’occasion de vanter ses mérites. Le directeur de l’Opéra-Comique a sur la conscience un gros péché qu’il expie amèrement du reste. Il s’est montré impie et sacrilège à l’égard de l’ancien répertoire, et l’ancien répertoire ne pardonne pas. Voltaire prétendait qu’il ne fallait pas dire du mal de Boileau parce que cela portait malheur. M. Du Locle a fait pis. Non content de renier les vieux maîtres, il les a dépossédés, livrés aux doublures, traitant Nicolo Isouard et Boïeldieu comme Régane et Goneril traitent le roi Lear. Ce qu’on avait adoré jusqu’alors, il l’a renversé de gaîté de cœur et s’est mis en tête de ne plus fêter que les jeunes. Le paradoxe avait du bon, mais il n’en a pas moins commencé par coûter fort cher, car les jeunes à l’Opéra-Comique ne font pas d’argent. Cette tentative peut n’avoir point réussi, il y aurait cependant quelque mauvaise grâce à venir se montrer trop sévère vis-à-vis d’une administration déjà bien punie par ses mécomptes, et dont le zèle intempestif peut-être n’en aura pas moins profité à des intérêts en somme fort respectables. L’état, qui entretient des écoles et distribue des prix de Rome, ne saurait disgracier un directeur pour la fiévreuse ardeur qu’il déploie à mettre en évidence les jeunes talens, et celui-là certes doit être plus à plaindre qu’à blâmer, qui se ruine à jouer ainsi aux découvertes. M. Du Locle a très crânement ouvert à M. Massenet les portes de son théâtre, et la chute de Djémileh ne l’empêcha pas de donner Carmen.

George Bizet, s’il eût vécu, n’eût point manqué de lui payer sa dette de reconnaissance, et peut-être trouvera-t-on dans les papiers du musicien de quoi prolonger l’émotion du public autour d’un nom désormais si sympathique. J’entends parler d’une Clarisse Harloioe en trois actes pour l’Opéra-Comique et d’une partition du Ciel d’après Corneille écrite en vue de M. Faure. Cet ouvrage doit être au moins fort avancé, car lui-même nous disait n’avoir plus qu’à y mettre la dernière main, et comme