Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/33

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

instans sur le col de l’Oberaar dans la contemplation de la multitude des cimes de formes variées. Bientôt la troupe descendit à travers les champs de neige qui s’étendent au sud vers le Valais. Les crevasses semblaient avoir disparu ; seules, des petites ouvertures arrêtèrent l’attention des observateurs. En approchant de l’un de ces trous, on reconnut qu’il cachait un immense précipice où régnait une lumière azurée, douce et transparente, d’un effet magique ; au-dessous de la croûte sur laquelle on marchait, la masse était toute crevassée. Après avoir couché dans les chalets de Mœril, les naturalistes se préparèrent pour l’ascension de la Jungfrau. Jusqu’alors le pic gigantesque avait défié l’audace de la plupart des explorateurs des Alpes[1]. Cette fois, on allait surmonter tous les obstacles ; des marches taillées dans la neige permirent de monter des pentes raides, une échelle servit à franchir les crevasses et à s’élever contre des parois abruptes. Enfin on arrive sur une plate-forme ; alors, avec une sorte d’effroi, chacun considère l’espace qui le sépare du sommet ; c’est une crête. Agassiz juge impossible de là gravir, cependant un guide résolu, Jacob Leuthold n’admet pas cette impossibilité ; de ses pieds, il façonne des marches dans la neige et atteint le point culminant. Sans tarder, il vient prendre Agassiz par la main et l’entraîne sur la cime, à peine assez large pour poser les pieds. C’est ensuite le tour de Desor, puis des autres. Tous jouirent quelques minutes d’un prodigieux panorama. Dans toute l’Europe, on parla de l’ascension effectuée par les naturalistes suisses et anglais. Des observations sur les températures et sur les glaces des hautes cimes en furent le prix.

À l’hôtel des Neuchatelois, Agassiz continua d’observer la structure de la glace ; il avait beaucoup examiné les fissures capillaires qui permettent l’infiltration de l’eau. Géologues et physiciens doutaient que ces fissures allassent bien loin dans les profondeurs du glacier. Le naturaliste de Neuchatel vit un moyen sûr de mettre la vérité en lumière : c’était d’introduire dans la glace des liquides colorés. Un baril de teinture de bois de campêche et une quantité de chromate de potasse furent apportés. On creusa deux trous dans la glace et l’on y versa un litre de teinture de bois de campêche ; au bout d’une demi-heure, le liquide coloré suintait sur la paroi du fossé, bien au-dessous du trou. C’était un simple essai, il importait de s’éloigner davantage de la superficie. À quelque distance de la cabane, un emplacement réalisait les plus heureuses conditions pour une expérience décisive. Entre deux larges crevasses où l’on

  1. On sait que le sommet de la Jungfrau est à 4,180 mètres au-dessus du niveau de la mer.