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pour les grandes compagnies, et enfin que cette prudence extrême retarderait le développement des chemins de fer. Or le premier besoin, c’est de poser les rails. Qu’importe que des particuliers s’y ruinent ? Les chemins de fer resteront, et le pays tout entier en profitera. — Ces objections, dont quelques-unes sont spécieuses, ne résistent pas à l’examen réfléchi des faits. Quand on demande des garanties contre un abus manifeste, ce n’est point dans la pensée de porter atteinte à la liberté des capitaux ni de tenir les citoyens en tutelle ; on cherche avant tout à ne pas laisser compromettre par de fausses manœuvres le développement si désirable des voies ferrées.

Pour ce qui concerne les obligations, l’assimilation que l’on voudrait établir entre les anciennes compagnies et les entreprises nouvelles est complètement illusoire. Les obligations des premières sont garanties avant tout par le produit des lignes. Le capital employé dans un chemin de fer ne conserve de valeur que si l’exploitation est productive. Or la moyenne des frais d’exploitation dans les grandes compagnies n’atteint pas sur l’ancien réseau la moitié des recettes, et les produits bruts du nouveau réseau demeurent supérieurs aux dépenses ; il est donc pourvu largement dans tous les cas au service des obligations. Sur 1,237 kilomètres de chemins d’intérêt local exploités en 1873, la moyenne kilométrique de la recette a été de 5,700 francs, et celle de la dépense de 5,900 francs, c’est-à-dire que l’exploitation était en perte de 200 francs par kilomètre, et ne procurait par conséquent aucune ressource pour payer les charges du capital. Certes la situation se modifiera avec le temps ; on dit avec raison que cette exploitation n’est encore qu’à ses débuts, et que les nouvelles compagnies verront s’étendre leur trafic et s’accroître leurs recettes, ainsi que cela s’est produit pour quelques anciennes compagnies dont les commencemens ont été onéreux. Il est juste d’accepter cette perspective rassurante ; mais, en admettant que les espérances se réalisent pleinement, on s’expose pour un temps plus ou moins long à de graves mécomptes sur la solidité des emprunts prématurés auxquels certaines entreprises locales ont été obligées de recourir. Le ministre des travaux publics a signalé le péril, et il a dû, s’inspirant de l’intérêt général, conseiller la prudence. Il y a toujours un grand dommage lorsqu’une trop forte proportion des capitaux d’un pays s’égare dans les directions aventureuses. Le préjudice n’est pas seulement pour les particuliers, qui risquent de subir une perte ; il affecte l’ensemble du marché financier, et il peut produire l’une de ces crises qui ont déjà mis en péril le crédit des chemins de fer en Angleterre, aux États-Unis et même en France. Il appartient au gouvernement de crier gare en temps opportun ; ajoutons que dans la circonstance les avis du ministre des travaux publics méritent d’autant mieux