Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mouton, dont l’introduction à la Plata remontait cependant à trois siècles, n’avait littéralement aucune valeur vénale ; l’élevage de cet animal, si utile à l’homme et pour qui la domesticité semble être l’état de nature, était si complètement dédaigné qu’il vivait sans aucun soin, presqu’à l’état sauvage, traqué comme un fauve ; sa laine n’était pas même recueillie, sa chair n’apparaissait jamais sur le marché de Buenos-Ayres ni sur la table de l’habitant, on le tuait pour employer le cadavre desséché au chauffage des fours à briques. Des Français pour la première fois en 1852 eurent l’idée d’acheter et d’exporter pour les manufactures du midi de la France les laines de la Plata, alors tout à fait inférieures. Ils les payèrent pendant longtemps un prix dérisoire ainsi que les peaux ; ces prix, dont on se souvient encore, étaient de 60 centimes à 1 franc les 25 livres de laine. Les peaux avec laine se payaient le même prix la douzaine ; aujourd’hui, la laine vaut de 15 à 25 francs l’arrobe de 25 livres, et les peaux de mouton s’achètent jusqu’à 80 francs. la douzaine ; l’exploitation des laines et des peaux atteint de 250,000 à 300,000 balles par an, du poids de 1,000 livres chacune.

En vingt-cinq ans, armé de patience et aidé de peu de capitaux, l’étranger a conquis presque seul ces résultats sans parvenir à convaincre la majorité des indigènes, qui gardent leurs préférences exclusives pour l’élève des bêtes à cornes, et même leur ancienne répulsion pour la viande de mouton. A l’époque dont nous parlons, l’extrême dédain avec lequel on traitait le mouton avait amené une dégénérescence complète dans l’espèce et produit une race à part, dont quelques échantillons subsistent encore dans les provinces où cet élevage est le plus négligé. Cette race créole portait une laine longue, forte, entremêlée, en apparence feutrée, assez semblable à la bourre faite de la crinière des bêtes à cornes. Presque tous ces individus dégénérés ont disparu et fait place aux espèces d’importation européenne, Rambouillet, Saxons, Negretti, Lincoln, amenés à grands frais, élevés avec les plus grands soins et croisés avec les restes des anciens troupeaux ; mais il a fallu de longues années pour amener une transformation complète dans la nature de la laine. Pendant ce temps, quelques manufacturiers d’Europe avaient créé une fabrication spéciale pour employer la laine créole, si bien qu’aujourd’hui, où elle disparaît, elle reste nécessaire et se trouve quelquefois demandée sur les marchés de Buenos-Ayres à des prix que n’atteint pas la laine des troupeaux raffinés.

Les étrangers qui au début pouvaient se consacrer à cet élevage s’établissaient discrètement sur des terrains dédaignés des propriétaires ou appartenant à l’état, et avec quelques moutons