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voilà celui dont l’apothéose serait seule légitime : « voilà le vrai père de la patrie, celui, ô Rome, qui mérite le mieux tes autels, celui par lequel tu pourras jurer sans rougir, celui dont un jour, si jamais ta tête se redresse libre, tu devras faire un dieu. »

Lucain, qui déclame toujours, est souvent éloquent ; il l’est dans la plupart de ces traits, parce qu’il est animé d’une passion sincère. Il y avait à Rome plus d’un homme de cœur ou de sens que révoltaient ces apothéoses impériales. Au fond, malgré la consécration des rites religieux et peut-être un certain degré de crédulité dans le peuple, personne dans la société ne les prenait au sérieux et n’y attachait plus de valeur qu’à des formalités. Autrement comment Sénèque aurait-il osé tourner en ridicule l’apothéose de Claude et en tirer une bouffonnerie à l’usage de Néron et de sa cour ? Lucain, lui, ne plaisante pas ; il proteste au nom de la dignité et de la raison humaines. Il tient à se rétracter, à nier avec éclat la divinité de Néron en même temps que celle de tous les césars. Voilà jusqu’où l’a mené une rancune personnelle, d’accord avec la nature de son sujet ; il appartient maintenant à ce sujet sans réserve, et se sent complètement libre de le traiter comme il l’a conçu, c’est-à-dire en républicain. Voyons ce que l’histoire y a gagné.


II.

Les allusions, les protestations, les attaques plus ou moins détournées contre le césar régnant, effets visibles dans le poème de Lucain des préoccupations contemporaines, sont déjà par elles-mêmes de l’histoire, et par momens on pourrait être tenté de soutenir qu’elles forment le côté le plus vrai de cette épopée historique. Ce serait une exagération. Ce n’est pas à ce titre que Lucain a été sérieusement compté parmi les historiens ; c’est comme narrateur de la guerre civile, comme narrateur exact et bien informé, et même plus d’une fois depuis Pétrone on lui a reproché une exactitude incompatible, trouvait-on, avec la liberté qui convient à la poésie. « Il y en a qui me refusent le nom de poète, lui fait dire Martial ; mais mon libraire, qui me vend, n’est pas de leur avis. » Au demeurant, il faut avouer que peu de reproches ont été moins mérités, si l’on entendait par là donner à l’historien ce qu’on retranchait au poète, car, au point de vue de l’histoire, son œuvre est d’une déplorable faiblesse. Les défauts de son esprit et le parti-pris républicain ont singulièrement dénaturé et amoindri le grand sujet qu’il avait prétendu traiter.

Quel sujet, en effet, que celui de la Pharsale ! Je ne parle pas seulement des conséquences de la victoire remportée par César : ce fut la crise du monde antique ; mais les faits eux-mêmes et les