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UN POÈTE RÉPUBLICAIN SOUS NÉRON.

circonstances où ils se produisent ont un caractère de singulière grandeur. La violence des mouvemens qui agitent la société, l’ardeur des passions, les efforts de l’intelligence et les jeux terribles de la fortune, tout cela forme un drame étrange dont l’imagination ne réussit guère mieux à faire revivre l’ensemble grandiose que le raisonnement à en distinguer nettement les élémens complexes et les ressorts. Des peintres et des historiens supérieurs à Lucain n’y suffiraient pas. On est surpris de voir avec quel degré de courage ou de naïveté il soumet cette admirable et immense matière à un système de simplification ou à des procédés d’amplification raides et faux. Il ne paraît avoir ni le respect ni le sens de la vérité. Voici le thème bien simple dont il suit le développement presqu’en droite ligne : César a tué la république, Pompée l’a défendue malheureusement, donc César et ses soldats sont d’odieux bourreaux, Pompée et les pompéiens sont de nobles et héroïques victimes. Une fois le principe admis, rien n’en gêne guère l’application.

Par exemple, il y a du côté de Pompée un personnage sur le compte duquel il nous est venu des renseignemens assez fâcheux, L. Domitius Aenobarbus ; c’était, semble-t-il, un homme égoïste et pusillanime. Lucain le choisit précisément pour en faire un type de loyauté et d’indomptable obstination dans la lutte : de là l’épithète inséparable dont il paraît orné à la façon d’un héros d’Homère, pugnax Domitius. Successeur désigné de César pour la province de Gaule, il n’alla pas plus loin que Corfinium, qu’il ne réussit pas à protéger. Nous trouvons à ce sujet dans Plutarque le détail d’une petite comédie qui n’est rien moins qu’héroïque. Domitius, à l’approche de César, se décourage tout de suite, et demande du poison pour se soustraire à la vengeance de l’ennemi ; mais bientôt, instruit des dispositions clémentes du vainqueur, il se repent, il se désespère. Heureusement son médecin, qui sans doute le connaissait, ne lui avait donné qu’un narcotique inoffensif. Domitius ne meurt pas, accepte sa grâce et en profite. Suivant d’autres récits, en apprenant l’attaque prochaine de César, il ne songe pas à mourir, il cherche à se sauver en abandonnant la place qu’il doit défendre. Dans le poème, Domitius, trahi par les siens, reçoit en frémissant la vie avec la liberté, et brûle désormais de rejeter ce présent odieux par une mort intrépide sur le champ de bataille. En effet, nous le retrouvons à Pharsale : il y commande l’aile droite, que Lucain lui confie de sa propre autorité ; il tombe percé de mille blessures, heureux de mourir et, en mourant, de braver son vainqueur en face. En réalité, Domitius n’a pas commandé une aile des pompéiens ; après la défaite, il a fui du champ de bataille, et, trahi par ses forces, il a été atteint et tué, par les cavaliers ennemis. Que dire

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