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UN POÈTE RÉPUBLICAIN SOUS NÉRON.

qu’il songe à représenter dignement ? Non ; Pompée songe à sa propre grandeur, et après tout n’est-il pas excusable ? Quand il se voit tour à tour l’idole du sénat et du peuple, fêté plus d’une fois jusqu’à l’enthousiasme, comment ferait-il pour ne pas s’aimer plutôt que son pays ? Il s’agit d’abord de sa popularité, pour laquelle il fait tout et qu’il a l’art de renouveler. De même son ambition ne respecte rien. Il viole outrageusement les lois, tantôt dans son propre intérêt, tantôt pour soutenir ses auxiliaires ou ses complices. Il s’associe aux violences de César consul, même contre Caton, le futur garant de sa cause. Il se fait donner des pouvoirs exorbitans, et s’il ne va pas, comme Sylla, jusqu’à la tyrannie, c’est autant par faiblesse que par scrupule ; aussi n’a-t-il pour lui, quand on le juge aujourd’hui, ni les honnêtes gens, ni les ambitieux déterminés et les partisans du succès ; enfin, s’il ne fut pas l’unique et absolu maître de Rome, il fut triumvir, et dans cette crise, dont le détail est répugnant et odieux, il lui revient autant de responsabilité qu’à personne. Sa victoire, que l’infériorité de ses talens et de son caractère n’a pas rendue possible, n’aurait rien sauvé. Voilà celui dont Lucain fait le défenseur du droit et le martyr de la liberté.

On doit reconnaître que Pompée avait paru pendant longtemps justifier son surnom. Il l’avait acquis et mérité jeune par une générosité native, par son audace, par des succès dont il ne faut pas trop atténuer l’éclat. Général très heureux, il était aussi actif qu’habile. La guerre contre les pirates ciliciens, poussée avec autant d’énergie que d’intelligence, délivra en deux mois toute la Méditerranée, même les côtes de l’Italie, même le voisinage de Rome. Dans les circonstances les plus critiques, il était la grande ressource de l’état, si souvent menacé. Pendant trente-six ans, Rome et le monde le respectent presque comme un maître. Enfin le grand Pompée existe pour le monde et pour Rome avant d’exister pour Lucain ; mais le malheur a voulu pour le poète de la Pharsale que Pompée se diminuât de toute façon à mesure qu’il se rapprochait de la guerre civile, et pendant cette guerre son rôle n’est pas fait pour enlever l’admiration.

Eh bien ! en dépit de l’histoire, en dépit de ses propres appréciations, Lucain, une fois engagé dans son sujet, ne voit plus chez Pompée que de la majesté et de la gloire. Il le loue et le vénère à tout propos. Pompée ouvre-t-il la bouche, il en sort une voix vénérable ; il est vrai qu’elle ne produit pas d’effet sur les soldats qui l’entendent, et qui n’en ont pas plus de confiance dans leur général. De faiblesse en faiblesse, de chute en chute, Lucain le conduira jusqu’à une apothéose à demi stoïcienne, à demi poétique, en somme assez vague, où son âme, échappée à l’humble bûcher du Phare, errera libre et bienheureuse dans la région de la vraie lu-