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de cet historien qui invente un héros ? C’est, si l’on admet cette excuse, au profit de la cause républicaine ; mais s’il était vrai que cette transfiguration de Domitius, un des ancêtres de Néron, eût été d’abord une flatterie imaginée pour plaire au prince ? La chose est fort possible, et elle s’expliquerait encore malgré le changement des dispositions de Lucain à l’égard de Néron : Domitius, une fois transformé en héros, aurait gardé son rôle ; la figure était créée, elle existait pour le poète, et il ne fallait pas, en la détruisant après coup, affaiblir le parti de Pompée.

Voici qui est plus grave qu’un défaut de vérité au sujet d’un personnage obscur, ou peut-être même qu’une flatterie à cette époque : l’adulation pouvait n’être qu’une servitude extérieure qui laissait le poète libre pour le fond de son œuvre. Les grands hommes qui existent réellement, qui sont l’essentiel et la vie du sujet, Lucain les dénature et les amoindrit. Il se flatte lui-même qu’il ne sera pas inutile aux grands noms auprès de la postérité, et même qu’il lui gardera le souvenir de César. Cette prétention est bien vaine. Non, Lucain n’a pas été le gardien de la gloire de César, qui assurément n’avait pas besoin de lui, ni même de la gloire de Pompée malgré des efforts plus sérieux pour y réussir, et quoiqu’il y fût plus naturellement conduit par le dessein de son poème. Qu’est-ce en effet que le Pompée de la Pharsale ?

C’est d’abord un personnage fort incohérent. Ce grand citoyen, pour lequel on n’aura bientôt ni assez de sympathie, ni assez de vénération, on nous le présente au début comme un ambitieux qui ne peut souffrir d’égal, qui veut régner seul, complice du crime de la guerre civile. Jaloux de la gloire plus jeune de César, il est insatiable de renommée, il prodigue les flatteries à la foule ; tout au souffle de la faveur populaire, il s’enivre des applaudissemens de son théâtre, celui qu’il a construit pour les plaisirs de Rome et qui s’appelle le théâtre de Pompée. Ce n’est d’ailleurs que l’ombre d’un grand nom ; il ne se soutient que par le respect et n’est pas de force à lutter contre son terrible adversaire. Ce portrait célèbre, y compris la fameuse comparaison avec le grand chêne chargé de trophées et menaçant ruine, est en somme assez conforme à l’histoire, et Lucain n’est tout à fait vrai que là où, en dépréciant son héros, il infirme d’avance les hyperboles de son admiration future.

Tel est bien le Pompée de l’histoire : vaniteux, ambitieux, égoïste. Malgré la simplicité de ses habitudes privées, il adore le faste. La plus grande joie de sa vie, c’est d’avoir obtenu trois fois les honneurs du triomphe. « Le jour du triomphe, c’est le grand jour de Pompée, » dit un spirituel critique de Lucain. Il y convient d’ailleurs par sa belle figure et par sa majesté naturelle ; mais dans ces solennelles occasions est-ce la grandeur de Rome