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UN POÈTE RÉPUBLICAIN SOUS NÉRON.

facile, mais bien fastidieuse, car on se sent vite pris de dégoût, à voir sur un tel sujet cette succession vide de déclamations qui se prolonge avec une intrépide monotonie. Le parti-pris républicain, qui détruit l’histoire, semble même le plus souvent interdire au poète d’y rien substituer qui puisse séduire l’imagination, et ainsi ce qu’on perd en vérité, on est loin de le regagner en plaisir. César, destructeur de la liberté, a commis le plus criminel des attentats ; soit, mais le crime peut avoir sa grandeur, et assurément César a la sienne. Lucain ne veut pas la lui laisser ; il le dégrade, et ce grand criminel contre l’ordre moral et contre la patrie devient un monstre sanguinaire, chez qui le ridicule le dispute parfois à l’odieux. C’est moins un ambitieux qu’un forcené, amoureux de la lutte pour elle-même. Il vient de passer le Rubicon, et s’avance à travers l’Italie. Tout le monde a toujours admiré la rapidité intelligente de cette marche et la sûreté de ces mesures qui, une fois sa résolution prise, lui donnent en deux mois, sans dévastations et presque sans effusion de sang, l’Italie tout entière, la Sardaigne et la Sicile, Rome enfin, abandonnée dès le premier jour par ses défenseurs éperdus. Telle est l’histoire. Lucain ne pouvait pas l’ignorer ; il connaissait le cri d’effroi de Cicéron à la vue de « cet être prodigieux, dont la vigilance et la rapidité le frappaient de stupeur. » Il n’en a pas moins le courage de développer à ce propos une amplification sur cette rage de lutte et de destruction qui ne laisse à César de plaisir que s’il arrose son chemin de sang, s’il trouve des ennemis à combattre, des champs à ravager, des portes à enfoncer, que s’il marche au milieu de la terreur. Lucain veut bien lui reconnaître une impétuosité irrésistible, « c’est une victoire que de l’arrêter, » — une ardeur « pour laquelle rien n’est fait, s’il reste à faire quelque chose, nil actum credens quum quid superesset agendum ; » le vers est beau et mérite sa célébrité, mais il y a deux choses qu’il refuse obstinément à César, c’est l’humanité et l’intelligence. Il nie absolument la première de ces qualités, et quant à la seconde, il n’en parle pas, même quand elle éclate avec la plus évidente supériorité et constitue tout l’intérêt des faits. Le vainqueur de Pharsale, au moment décisif, inspecte les épées des siens, pour voir celles qui sont tout entières trempées de sang, et celles dont la pointe seule est rougie ; il inspecte les visages, il observe s’il en est qui pâlissent de remords ou de pitié ; il inspecte enfin les cadavres. Reconnaît-il des blessés, il applique sa main sur leurs blessures pour les empêcher de perdre tout leur sang. A-t-on besoin d’armes, il tire des épées et des javelots de je ne sais quel magasin dont sans doute il se fait suivre ; et c’est là ce qui détermine le succès.

Il y a pourtant dans César un genre de grandeur qui séduit