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Lucain lui-même, et qu’il respecte : c’est l’ascendant de l’homme supérieur sur la foule. L’histoire lui donnait à raconter la révolte de Plaisance. César, dans son récit, voit toute la grandeur du péril et le brave en face. Il sait que dans les guerres civiles l’autorité du chef est chancelante ; « c’est le soldat qui est le maître de l’épée qu’il tire. » Au plus fort du péril, il se présente à son armée ; son attitude, son visage, l’accent de ses paroles, la réduisent aussitôt, il la domine en un instant et l’écrase de son dédain. Ils osent réclamer et parler d’eux-mêmes ! ils osent s’attribuer les succès passés ! instrumens obscurs et sans prix de la destinée, ils se croient maîtres de l’avenir ! ils s’imaginent qu’ils comptent à côté de César ! « Croyez-vous avoir pesé de quelque poids dans ma fortune ? Non, jamais les dieux ne s’abaisseront à ce point que les destins s’occupent de votre mort ou de votre salut. Les grands se meuvent, et le reste suit ; le genre humain ne vit que pour quelques-uns, humanum paucis vivit genus… Tombez à terre… » Lucain n’a pas manqué de placer dans ce discours l’apostrophe célèbre de Quirites qui, à elle seule et sans aucun développement, suffira plus tard pour apaiser un soulèvement de la dixième légion. Ici, ce cri du fanatisme militaire est délayé et enveloppé, et par là il perd toute sa force. Lucain n’est pas seulement inexact en ce point. Si la neuvième légion s’était soulevée à Plaisance, ce n’était pas uniquement par fatigue du service militaire, c’était aussi par avidité : les soldats réclamaient le paiement d’une gratification promise à Brindes. À ce motif, Lucain, dans les plaintes d’ailleurs éloquentes qu’il leur prête, substitue un sentiment plus noble : l’horreur de la guerre civile, le désir d’y mettre fin. Ainsi voilà César condamné par les siens ; toute la responsabilité retombe sur lui, il est le grand et unique coupable que suscite l’implacable destinée. Nous retrouvons un parti-pris de dénigrement jusque dans les hommages que le poète rend par exception au grand homme.

À vrai dire, le César de la Pharsale, et c’est par là que Lucain prétend nous toucher, est un être surhumain, surtout dans le mal. Son orgueil dépasse toute mesure ; sa colère est épouvantable. Dans la forêt de Marseille, si les soldats se décident à frapper de la hache les chênes sacrés, ce n’est pas qu’ils soient libres de toute crainte religieuse ; mais, tout bien pesé, la colère de César leur paraît plus redoutable que celle des dieux, expensa superorum et Cæsaris ira. Dans cette voie, Lucain arrive nécessairement au fantastique, auquel d’ailleurs il est porté par nature. C’est le propre de ces imaginations fortes et incomplètes que ne soutient pas le sens de la vie. Son chef-d’œuvre en ce genre, c’est l’apparition de la Patrie, personnification puissante d’une idée vraie et des scrupules de celui qui va franchir le Rubicon. Dans cette scène, le rôle